Quand la Cour des comptes viole la convention européenne des droits de l’homme…
Dans un arrêt du 6 octobre 2016, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est prononcée sur une requête mettant en cause l’impartialité de la Cour des comptes au stade de la fixation de la ligne de compte.
La décision de la CEDH
Dans le cadre d’une procédure de gestion de fait ouverte en 1994 sur la gestion d’une association, le requérant a été, en sa qualité de trésorier de l’association, mis en débet par un jugement de la chambre régionale des comptes d’Ile de France du 16 décembre 1999 qui fixa la ligne de compte. Sans remettre en cause l’impartialité structurelle de la Cour des comptes notamment dans l’exercice de ses missions contentieuses et administratives, le requérant invoque une violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit à un procès équitable au motif que l’évocation publique de cette affaire par la Cour des comptes dans son rapport annuel pour l’année 1995, préjugeait de l’appréciation qui lui revenait de faire au stade de la fixation de la ligne de compte. La CEDH relève que la jurisprudence du Conseil d’Etat reconnaît que la phase de fixation de la ligne de compte ne peut pas, en principe et dans certaines limites, être viciée par un préjugement résultant d’un rapport public annuel antérieur. Elle considère toutefois, dans les circonstances particulières de l’espèce, que le traitement de l’affaire dans son ensemble (qualification des faits et évaluation des sommes en cause), la désignation du requérant en des termes permettant son identification et l’évocation de la gravité des faits dans le rapport annuel de 1995 suffit « pour considérer que les mentions faites dans le rapport ont pu faire naître dans le chef du requérant des craintes objectivement justifiées d’un défaut d’impartialité de la Cour des comptes lors de la fixation de la ligne de compte ». Il y a donc eu violation de l’article de 6 § 1 de la CEDH en ce cas précis.
La CRC d’Ile-de-France à l’origine de l’affaire
Le requérant est un ressortissant français. Conseiller municipal d’une commune, il fut désigné trésorier de l’association amicale du personnel de cette commune, la maire de la commune étant président de l’association. Lors d’un contrôle des comptes de la commune, la chambre régionale des comptes d’Ile-de-France constata des irrégularités et décida d’étendre son contrôle aux comptes de l’association ainsi que d’ouvrir une procédure de gestion de fait. Elle rendit un jugement de déclaration provisoire de gestion de fait et déclara l’association, la maire, le requérant et une autre personne, conjointement et solidairement comptables de fait des deniers publics extraits et maniés irrégulièrement.
La Cour des comptes évoqua publiquement cette affaire dans son rapport annuel de l’année 1995 et déclara définitivement le requérant comptable de fait des deniers publics extraits et maniés irrégulièrement, conjointement avec l’association et la maire de la commune. La chambre régionale des comptes fixa la ligne de compte et rendit un jugement de débet. Le requérant fit appel de ce jugement que la Cour des comptes confirma partiellement ce jugement, déclarant le requérant, conjointement et solidairement avec l’association et la maire, débiteur envers la commune d’une somme de 404 175,42 euros.
Saisi en cassation, le Conseil d’État annula l’arrêt en raison de la composition irrégulière de la chambre régionale des comtes chargée de se prononcer sur la fixation de la ligne de compte, le rapporteur auquel avait été confiée la vérification de la gestion de l’association ayant participé au délibéré de la formation de jugement. L’affaire fut renvoyée devant la Cour des comptes qui fixa la ligne de compte de la gestion de fait et déclara notamment l’association, la maire et M. Beausoleil conjointement et solidairement débiteurs de la commune de la somme de 404 175,42 EUR outre les intérêts légaux et le Conseil d’État rejeta le pourvoi.
Le requérant allègue que la Cour des comptes n’était pas impartiale, en raison des mentions du rapport public qui, selon lui, contenaient un préjugement de l’appréciation qu’il lui incombait de faire au stade de la fixation de la ligne de comptes. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention.
Il s’agit en l’espèce de se demander si, indépendamment de la conduite personnelle des juges, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ces derniers. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure.
À titre liminaire, la Cour observe que le requérant ne remet pas en cause, in abstracto, l’impartialité structurelle de la Cour des comptes, notamment en ce qui concerne la coexistence de ses fonctions contentieuses et de ses attributions administratives. De même, le requérant n’avance pas que les signataires du rapport public auraient participé à la formation de jugement chargée de fixer la ligne des comptes. Dès lors, la Cour examinera en l’espèce le seul point de savoir si les mentions contenues dans le rapport de 1995 constituaient un préjugement de la fixation de la ligne de compte.
La Cour observe en l’espèce que le Conseil d’État, tout en reconnaissant l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à chaque étape de la procédure de gestion de fait, a indiqué que la phase de la fixation de la ligne de compte ne pouvait pas, en principe, être viciée par un préjugement résultant d’un rapport public antérieur. La Cour est consciente de la spécificité de la procédure litigieuse et de la différence d’objet des phases de détermination de l’existence d’une gestion de fait et de la fixation de la ligne de compte, le juge disposant lors de cette deuxième phase d’éléments dont il n’avait pas connaissance au moment de la publication du rapport public. Elle estime néanmoins que cette différence ne s’oppose pas à ce que, dans les circonstances particulières d’une espèce, les mentions figurant dans le rapport public puissent être d’une nature telle qu’elles constituent un préjugement de la fixation de la ligne de compte. Le Conseil d’État ne l’a d’ailleurs pas exclu. En utilisant la formule « en principe », il laissait entendre que des mentions faites au rapport public pouvaient constituer un préjugement de la fixation de la ligne de compte. La Cour doit donc examiner si, comme l’affirme le requérant, le principe d’impartialité faisait obstacle à ce que la décision fixant la ligne de compte, et non celle le déclarant comptable de fait qui n’est pas en cause en l’espèce, soit rendue par la Cour des comptes alors qu’elle avait précédemment fait état, en des termes explicites et détaillés, des opérations irrégulières de l’association dont il était le trésorier.
À cet égard, la Cour observe tout d’abord que le rapport public, en décrivant des mouvements illégaux de fonds opérés dans la commune, aborde l’affaire dans son ensemble et ne distingue pas la qualification de la gestion de fait de l’évaluation des sommes irrégulièrement décaissées qu’il mentionne. Elle constate également que l’association est explicitement citée dans le rapport, ainsi que les sommes mises en cause, avec une évaluation chiffrée. Les dépenses sont précisément identifiées, à l’image de la prime de technicité versée aux agents, ou de la prime de libéralité attribuée discrétionnairement. Si le requérant n’est pas expressément cité dans le rapport, il était désigné comme « allocataire le mieux rétribué (…) qui signait les chèques dont il était bénéficiaire », ce qui le rendait identifiable pour ceux qui connaissaient le fonctionnement de l’association et par ceux qui pouvaient vouloir mener des investigations sur ce fonctionnement. Enfin, le rapport évoque des « conséquences très dommageables », portant ainsi une appréciation sur la gravité des faits et l’ampleur des sommes en cause. L’ensemble de ces éléments suffit à la Cour pour considérer que les mentions faites au rapport ont pu faire naître dans le chef du requérant des craintes objectivement justifiées d’un défaut d’impartialité de la Cour des comptes lors de la fixation de la ligne de compte. En conclusion, dans la présente espèce, la Cour des comptes ne présentait pas, au stade de la détermination de la ligne de compte, les garanties d’impartialité exigées par l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il y a violation de cette disposition.
Pour en savoir davantage :
CEDH, 6 octobre 2016, Beausoleil c. France, n° 63979/11