Les logiques de corps et d’avancement empêchent de placer les bonnes personnes à la bonne place
Sylvain Henry, a publié dans Acteur publics une interview de Anne-Marie Idrac, ancienne secrétaire d’État aux Transports et ancienne présidente de la RATP et de la SNCF, auteure de la note “Réformer le réformateur, quels talents pour la haute fonction publique ?” publiée par l’Institut de l’entreprise.
Pourquoi est-il aujourd’hui nécessaire de réformer la gestion des talents dans la haute fonction publique ?
Diriger une administration est beaucoup plus difficile que piloter une entreprise privée tant le champ des contraintes est plus fort. Cela suppose de placer aux postes à responsabilités des managers aguerris, formés et accompagnés, ce qui reste malheureusement insuffisant dans la haute administration. La note de l’Institut de l’entreprise, qui aurait pu s’appeler “Quel management des managers ?”, décrit une vision cible, avec quatre capacités clés : les patrons d’administration doivent d’abord comprendre leur environnement à 360 degrés pour mesurer stratégiquement les problèmes auxquels ils sont confrontés ; ensuite proposer et élaborer des politiques publiques, sans négliger leurs critères de succès ; puis les mettre en œuvre dans toutes leurs dimensions : manager les équipes, les budgets, les process et la communication ; enfin, rendre compte. C’est cette vision exigeante, avec les compléments des compétences techniques, qui inspire dans notre note les propositions en termes de recrutement, de formation, etc. Je précise que cette étude sur le management des talents est indissociable de l’autre note de l’Institut de l’entreprise pilotée par Augustin de Romanet, “Restaurer la responsabilité des décideurs publics”. Les décideurs en responsabilités ministérielles sont, faut-il le rappeler, les patrons de leurs administrations, et à ce titre les managers de leurs équipes de direction.
Vous mettez l’accent sur la nécessité de professionnaliser le recrutement des hauts fonctionnaires. Certaines avancées, comme l’instauration de comités d’audition de 3 candidats ou le développement de viviers de talents, ne sont-elles pas à saluer ?
Nous constatons en effet des évolutions positives, mais qui doivent encore être largement intensifiées. Le recrutement est le b.a.-ba de toute politique des ressources humaines au sein de la sphère privée. C’est d’ailleurs un business considérable pour les chasseurs de têtes ! Nous n’en sommes qu’au balbutiement dans le secteur public. Les logiques de corps, de cohortes et d’avancements empêchent trop souvent de placer la bonne personne à la bonne place. Constituer un vivier de plusieurs centaines de personnes est une étape très prometteuse pour construire dans le temps l’accompagnement nécessaire de ces futurs dirigeants de haut niveau en conseils, orientation, coaching, formation… Par ailleurs, je crois beaucoup à l’exemplarité pour dépasser les seuls critères de corps, de concours, d’écoles : à chaque fois que sont nommés sur les postes à responsabilités des femmes ou des hommes “différents”, c’est-à-dire n’appartenant pas l’administration en question ou au corps dont sont traditionnellement issues les personnes sollicitées, c’est un grand bond en avant. La mise en œuvre d’une politique publique ne relève pas seulement de l’application de tel paragraphe de telle circulaire ; il faut dépasser des compétences purement techniques pour aller chercher des talents managériaux.
Comment mieux prendre en compte, justement, les parcours différents ?
Cela passe par la valorisation des compétences, qui n’existe quasiment pas dans la haute fonction publique. Et je ne parle pas seulement du privé : une mission exercée par un haut fonctionnaire à la Commission européenne à Bruxelles (ce qui est d’autant plus important que nous y sommes en perte d’influence…) n’est malheureusement pas un plus dans sa carrière. Il s’est, d’une certaine manière, mis en “stand-by”, son retour n’est pas prévu… Ce qu’on appelle la valorisation des acquis de l’expérience (VAE) doit permettre une mise en valeur des parcours de traverse à haute valeur ajoutée, qui peuvent apporter beaucoup à l’administration. Les jurys composés de personnes venues d’horizons différents sont
ainsi une bonne initiative dans le sens de l’ouverture des esprits. Cela va d’ailleurs de pair avec l’évolution des services publics. Si l’on veut instaurer réellement des services diversifiés dans leurs modes de délivrance, adaptés aux particularités des territoires et personnalisés selon les différents publics auxquels ils s’adressent, alors il faut dans le même mouvement travailler à une personnalisation des recrutements, des parcours et du management.
Votre note propose de développer le principe de “plasticité” des postes, c’est-à-dire d’adapter leurs contours en fonction de la personnalité et du parcours de la personne recrutée, puis de son évolution au sein de l’administration. Ce n’est pas dans la culture du secteur public…
En effet, la fonction publique n’est guère habituée à ce discours, même si dans les faits il se vérifie : un même poste n’aura pas la même envergure selon qu’il est assumé par quelqu’un de très talentueux capable d’innover et d’être force de mouvement ou par quelqu’un de simplement « normal », respectueux des seules procédures. Le rayonnement n’est pas question de statuts mais de personnalités, de profils, qui doivent être repérés et mis en avant. Par ailleurs, il devrait être évident que les choix à opérer doivent être fondés sur le projet de politique publique sous-jacent : certaines situations méritent des profils imaginatifs qui font bouger les lignes, d’autres moins.
“Manager les managers, c’est leur donner des marges de manœuvre.”
Pour repérer les talents, faut-il professionnaliser la fonction RH et davantage associer aux décisions stratégiques les gestionnaires des ressources humaines ?
La fonction RH se professionnalise ; le plus important est qu’elle contribue à animer la discussion sur le “comment faire” et le “comment mettre en œuvre” les politiques publiques, enjeu majeur pour restaurer la confiance alors que tant de promesses sont insuffisamment tenues. Elle aide notamment à identifier celles et ceux qui sont capables d’incarner et de concrétiser ces politiques vis-à-vis des collaborateurs et de l’extérieur. J’observe des avancées, comme la transformation de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) en véritable DRH de l’État. Au-delà de la “GRH” en lettres majuscules, la gestion des ressources humaines de manière concrète et quotidienne reste essentielle. Un manager public chargé de faire évoluer ses structures et de réduire ses effectifs ne peut pas réussir sa mission si les leviers managériaux sont détenus ailleurs, au niveau central, et s’il ne peut pas s’extraire de règles statutaires totalement figées. Si j’ai pu mener à bien certaines réformes d’envergure lorsque je dirigeais la SNCF et la RATP, c’est parce que les managers de proximité ont pu bénéficier d’une certaine autonomie décentralisée, bien évidemment dans le cadre d’un socle commun. Les managers en première ligne doivent pouvoir intervenir, par exemple, en matière de formation, de primes ou de changement d’affectation, bref, avoir les moyens d’agir en managers. Pour moi, “manager les managers”, c’est leur donner des marges de manœuvre.
En matière de diversité des parcours, comment mieux prendre en compte les expériences venues du privé ?
Au-delà de la valorisation de l’expérience, les questions de déontologie méritent d’être plus finement appréhendées. Il existe une espèce de triangle : nous avons besoin de personnes compétentes, donc maîtrisant les problématiques d’un secteur donné ; or certaines de ces personnes pourraient utilement être recrutées en dehors de la sphère publique ; pour cela, elles doivent échapper à tout conflit d’intérêts. C’est un triangle qui, pour le moment, ressemble à celui des Bermudes. Et c’est la même chose dans l’autre
sens : il est regrettable que certains hauts fonctionnaires ne puissent faire des allers-retours avec le privé qui pourraient être bénéfiques aux deux univers. Nous proposons donc de réfléchir à une charte de déontologie. Concernant le volet rémunération, il paraît difficile de rétribuer un directeur venu du haut niveau du privé sur ses émoluments antérieurs. Mais sûrement pourrait-on davantage prendre en compte le volet de la performance individuelle via une rémunération au mérite plus conséquente.
De manière plus générale, quel regard portez-vous aujourd’hui sur la haute fonction publique ? Lorsque j’avais, l’année dernière, travaillé pour Thierry Mandon [alors secrétaire d’État à la Réforme de l’État et à la Simplification, ndlr] sur le rapport de France Stratégie “Quelle action publique pour demain ?”, j’avais été frappée par le désarroi de certains hauts fonctionnaires face à des injonctions contradictoires. Je ressens une énorme capacité d’engagement de leur part et en même temps, chez eux, le sentiment d’être des Gulliver privés de la moindre marge de manœuvre. Ils sont partants pour mettre en œuvre véritablement les réformes, pour moderniser et redonner tout son éclat au service public. Mais à condition qu’il leur soit fait davantage confiance et qu’ils soient mis en situation de responsabilité. La confiance et la responsabilisation sont des ingrédients essentiels à mettre dans le moteur.
L’avenir de la fonction publique semble être l’un des enjeux centraux de la campagne présidentielle qui s’ouvre. Est-ce l’occasion de poser la question de la gestion des talents et du management de la réforme dans le secteur public ?
Espérons que la réforme de l’État et des services publics sera véritablement abordée. Les politiques publiques méritent d’être évaluées et potentiellement révisées en profondeur. Les révisions des politiques publiques supposent de travailler d’abord sur les missions, puis sur les structures, les financements, les questions de management et enfin, les effectifs. Il faut accepter des dépenses intermédiaires comme à chaque fois que des restructurations sont opérées. Et puis il faut une méthode : les expérimentations fondées sur l’initiative sont très nombreuses dans le secteur public, et c’est heureux ; mais elles ne sont pas suffisamment installées dans la durée et surtout peinent à se diffuser largement, ce qui finit par être coûteux. Par ailleurs le cadre évolue, particulièrement sous la pression des nouvelles technologies. Le numérique percute le management traditionnel, les décideurs publics doivent le prendre en compte en travaillant de manière plus transverse et plus interactive. Pour résumer, les défis de réforme du management public sont immense mais l’“envie” interne et externe est là. Réformer le réformateur suppose de travailler autrement, de libérer les énergies, de faire confiance aux managers et d’accompagner les talents. Les bases de ce mouvement réformateur sont posées. Il est urgent de l’accélérer.
Propos recueillis par Sylvain Henry