Réformer les juridictions financières

Cet article de Gérard Moreau a été publié sur le blog du journal Le Monde le 7 juin 2013

 

Introduction : quelle réforme et quelles réformes ?

Le contrôle des résultats et de la gestion des organismes publics et privés est une exigence pour tout responsable. S’agissant de crédits publics, en recettes ou en dépenses, il s’agit même d’une exigence politique absolue au nom même de l’exercice du pouvoir et pour l’efficacité même de cet exercice. L’histoire nous a appris à de multiples reprises que tout pouvoir public, parce qu’il doit satisfaire ses propres besoins, civils et militaires, doit se préoccuper de la collecte des impôts comme de l’efficacité de ses dépenses, donc tenter d’éviter les manipulations d’où qu’elles proviennent. D’où l’institution de systèmes de contrôles, et, parmi eux, de chambres des comptes, puis de juridictions financières indépendantes. Ce raisonnement a valu pour l’ancien régime royal ; il ne vaut pas moins à la période moderne et contemporaine. Mais la pression de l’opinion renforce encore la nécessité de l’indépendance des juridictions financières.

Cette exigence est en effet d’autant plus nécessaire aujourd’hui que les enjeux sont complexes, dans un contexte de crise structurelle et conjoncturelle. Conjoncturelle, bien entendu, avec la crise économique et social actuelle, mais structurelle aussi, compte tenu de la nécessité croissante de trouver les ressorts d’un développement durable dans un monde dont les ressources apparaissent de plus en plus limitées à long terme, alors même que ses besoins apparaissent encore et pour longtemps en expansion.

Pour autant, la fonction de « contrôle » est un exercice d’une grande difficulté, à la fois du fait de la sophistication croissante des structures et des techniques, souvent mal maîtrisées, mais, plus banalement, du fait même qu’il existe de multiples formes de « contrôle »[1] qui ont des objectifs, des méthodes et des produits différents qu’on ne peut pas assimiler ou confondre sans les plus grandes précautions pour que leurs enseignements soient utilisables.

En France, la Cour des comptes, renforcée depuis trente ans par le réseau des chambres régionales des comptes, répond-elle aujourd’hui à cette exigence, compte tenu non seulement de l’évolution du monde extérieur mais aussi de la multiplication des attentes qu’on lui confie en théorie de satisfaire ? La réponse apportée à cette question d’ensemble se lit dans l’histoire quotidienne de l’institution depuis sa création en 1807, car cette histoire a construit à la fois la culture d’une « compagnie », comme on se plaît à le répéter encore en citant des textes du 19è siècle, et de ses magistrats, même fraîchement émoulus de leur formation, même adaptés aux techniques et aux réflexes contemporains.

Le propos des pages qui suivent n’est pourtant pas de retracer une histoire aussi longue, du reste commencée il y a bien plus de temps encore sous la royauté[2]. Sans l’oublier, le présent texte se limite à décrire et à analyser les cinq ans qui viennent de s’écouler depuis que, le jour de la célébration solennelle du bicentenaire de la création de la Cour des comptes, au cours d’une séance solennelle, le président de la République a demandé que lui soit présentée une proposition de « réforme » pour que la France dispose « d’un grand organisme national d’audit ». Impulsion, malentendu ou ignorance, cette déclaration a ouvert une période d’agitation interne et externe à la Cour dont les effets sont encore bien incertains.

Il s’agit donc de retracer ici le déroulement de ce qui s’est intitulé à la Cour, de 2007 à 2012, « La réforme ».

Cette appellation garde quelque chose d’étrange puisque, au moment du 5 novembre 2007, depuis 1807 et particulièrement au cours des cinquante dernières années et encore dans les plus récentes jusqu’à la veille de cette cérémonie, bien des réformes s’étaient déroulées à la Cour des comptes. Il est donc utile, sans en faire l’exégèse détaillée, d’en faire une mention rapide au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Comme toute institution vivante, la Cour a évolué avec l’histoire et les changements politiques et législatifs, voire jurisprudentiels, puisque la Cour reste soumise à son juge de cassation, le Conseil d’Etat et, plus récemment, aux Cours européennes.

Au cours de la période récente, quelques grandes dates marquent cette histoire pour la Cour : au moment de l’après-guerre, la création de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) pour aller vers une mise en cause des ordonnateurs en plus de celle, traditionnelle, des comptables publics a marqué la volonté du législateur, d’une part, d’impliquer les gestionnaires ordonnateurs de dépenses pour aller au-delà du contrôle des comptables publics, mais aussi, d’autre part, de séparer les juridictions, puisque la CDBF est une juridiction distincte de la Cour des comptes ; en même temps, la vérification des comptes des entreprises publiques, multipliées par les nationalisations d’après-guerre, a été confiée à la Cour.

Trente-cinq ans plus tard, au début des années 80, la grande réforme de la décentralisation a conduit à la création des chambres régionales et territoriales des comptes, entités indépendantes de la Cour pour leur programme et leurs délibérations, et à la constitution d’un réseau de juridictions financières : l’année du bicentenaire était donc aussi l’anniversaire des vingt-cinq ans de leur création législative. A la même époque allait disparaître la commission de vérification des comptes des entreprises publiques, la sphère de l’Etat et son interventionnisme, malgré l’épisode du début des années 80 étant appelés à décroître.

La troisième grande date correspond à l’impact sur la Cour de la promulgation de la loi organique sur les lois de finances (LOLF) du 1er août 2001 qui réformait l’ordonnance budgétaire de 1959. Cette réforme n’a pas seulement changé la présentation des lois de finances, confié un métier nouveau de certification des comptes de l’Etat à la Cour (bientôt élargi par la loi organique du 2 août 2005 à ceux de la sécurité sociale) et organisé de nouvelles relations avec le Parlement ; elle a surtout, en s’inspirant tant de la comptabilité privée que des méthodes de management des entreprises, modifié à la fois la langue et, d’une manière mal évaluée encore, la culture de l’analyse de la gestion publique. Sa mise en œuvre a mobilisé pour longtemps les forces les plus vives de la Cour ; elle a, pour partie, été à l’origine de l’affaiblissement de son rôle juridictionnel traditionnel, c’est à dire du contrôle exercé sur les comptables publics.

D’autant, précisément dans ce dernier domaine, que les exigences d’un « procès équitable » se sont, simultanément, accrues. Le principe de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics contraint ces derniers à produire les comptes de chaque exercice au juge des comptes, qui en vérifie l’exactitude et la régularité, tout en enjoignant au comptable de les rétablir en cas d’anomalie et de manquant dans la caisse. Même si, selon les termes consacrés jusqu’ici, la Cour juge les comptes et non les comptables, ce sont ces derniers qui sont mis en débet et doivent « rétablir la caisse » lorsque des recettes n’ont pas été recouvrées ou des dépenses indues et non justifiées réglées, ou même lorsque des erreurs ont été commises dans les comptes. Le risque civil que les comptables courent a donc conduit tant le Conseil d’Etat (jurisprudence Labor Metal du 23 avril 2000, notamment) que la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt Martinie du 12 avril 2006) à fixer des règles de procédure. Ces règles ont été codifiées par voies législative et réglementaire et ont abouti à une transformation complète de la procédure juridictionnelle à compter de 2009.

Il est donc clair que fin 2007 la Cour et les chambres régionales et territoriales étaient engagées dans un processus de changement profond ; aussi bien, une forte réflexion des magistrats de la Cour au premier semestre 2004 avait conduit à un document interne d’orientations stratégiques ; de même, un colloque public les 5 et 6 avril 2005, intitulé « finances publiques et responsabilité : l’autre réforme », par référence à celle de la modernisation de l’Etat, alors développée par le gouvernement, avait agité plusieurs propositions au moment où se mettaient en place les nouvelles règles de la loi de finances et la nécessité pour la Cour de s’y adapter.

Le tempo déclenché par le discours du président de la République de novembre 2007, avec ses accents volontaristes, conjugués avec la personnalité du Premier président Philippe Séguin, ont néanmoins relancé et élargi les perspectives en lançant un vaste tohu-bohu.

 

I- « La » réforme et ses acteurs

Dans ce qui a été présenté alors, à partir de fin 2007, comme « la » réforme de la Cour  -on vient de voir ce qu’il en était-, trois grandes périodes se succèdent. La première période, animée par P. Séguin, s’achève avec le dépôt d’un projet de loi gouvernemental, peu de jours avant la mort brutale de P. Séguin. La seconde qui s’achève avec la promulgation du cinquième projet de loi comportant des dispositions sur les juridictions financières, est davantage animé par un dialogue ou une « dyarchie », plus ou moins transparente, Migaud-Warsmann, l’un et l’autre, à la Cour ou à la commission des lois de l’Assemblée nationale,  cherchant à accomplir « la » réforme comme un héritage, sans doute apocryphe, de la volonté de P. Séguin et en hommage à sa personnalité. La troisième vient de commencer avec la mise en application des textes votés en 2010 et 2011. Elle seule comptera puisqu’elle dira ce qu’aura réellement produit cet ensemble de dispositions, assez disparates.

En le disant autrement, on peut soutenir que P. Séguin a voulu tenir compte de l’orientation, en forme de mot d’ordre, souhaitée par le président de la République de lancer des réformes de structure. Et P. Séguin a voulu montrer que la Cour était exemplaire. Il a donc imaginé, et rédigé, des projets de textes. Après sa disparition, et en dépit du climat résultant, comme on le verra plus loin, de la manière dont le projet avait été élaboré, D. Migaud, appuyé par le président de la commission des lois, P Warsmann, s’est placé comme l’exécuteur testamentaire de ce projet, même si la difficulté de l’héritage a conduit à toute une série de modifications.

A côté de ces acteurs principaux, il y a, à l’extérieur comme à l’intérieur des juridictions financières,  d’autres acteurs qui s’agitent ou font pression, autant qu’ils le peuvent, avec des résultats variables.

A l’extérieur, se trouve d’abord le président de la République. Celui-ci, en prononçant le discours qui lui était préparé, a émis l’idée de « la » réforme, mot de P. Séguin qui lui convenait ; le président de la République n’avait sans doute pas d’autre dessein que de laisser faire P. Séguin, en se contentant de la satisfaction d’émettre une belle parole sur le rôle d’audit de la Cour tout en conservant une certaine méfiance de l’indépendance de l’institution ou plutôt de la difficulté de contrôler ses interventions. Le président avait donc placé son conseiller, H. Guaino, conseiller maître de la Cour tout récent, en surveillance.

Mais il est d’autres surveillances : le ministère des finances, budget et comptabilité publique, pour des raisons différentes, « marquent » les initiatives de la Cour et peuvent parfois s’en inquiéter. Sans jeu de mots, leur objet est désormais de contrôler les interventions de la Cour. S’agissant de la direction du budget, la LOLF a en effet bien plus qu’auparavant replacé la Cour comme un interlocuteur dans les débats autour de la loi de finances que le budget entretient avec le Parlement, et notamment avec les commissions des finances. Sous l’empire de l’ordonnance de 1959, la Cour établissait un rapport annuel sur l’exécution des lois de finances, en vue de la loi de règlement, mais ce rapport rituel couplé avec une loi qui n’intéressait guère n’était pas générateur de difficulté pour l’administration. Avec la LOLF, et le calendrier serré qui fait examiner la loi de règlement avant la loi de finances, le rapport sur les résultats et la gestion budgétaires paraît en même temps que la loi de règlement à laquelle il est joint et dresse un premier commentaire des rapports d’analyse des performances (RAP). S’y ajoutent, d’une part, pour le débat d’orientation budgétaire un second rapport sur la structure des finances publiques, d’autre part, toute une série de rapports spécifiques, dits de l’article 58 2°, sur des sujets demandés à la Cour par les deux commissions des finances du Parlement, rapports dont l’examen public est fréquemment décidé par l’une ou l’autre des commissions.  Enfin, les décrets d’avance sont soumis pour avis à la Cour. Au total, la direction du budget doit rester attentive aux interventions de la Cour pour qu’elle ne puisse prendre trop de poids par rapport à ses initiatives propres.

La direction générale des finances publiques (DGFiP) surveille la Cour davantage encore. D’une part, la DGFiP gère les comptables publics et protège à ce titre les corps des finances dans lesquels elle puise pour les nommer ; elle exerce de fait abondamment du pouvoir de remise gracieuse du ministre quand un comptable est mis en débet par la Cour ou par une chambre régionale, au point qu’on a pu se demander si la responsabilité personnelle du comptable devant le juge financier gardait un sens[3]. Mais, d’autre part, la certification des comptes de l’Etat, à laquelle la Cour doit procéder depuis la mise en application de la LOLF, met face à face la Cour et la DGFiP qui établit ces comptes ; la relation complexe qui résulte de ce face à face s’analyse comme une sorte de trêve armée entre les deux institutions contraintes de travailler ensemble. Autant dire que tout projet de réforme venant de la Cour est scruté avec attention.

A l’intérieur des juridictions financières, trois types d’interlocuteurs vont se manifester, pour représenter les personnels de tous types des juridictions financières : le syndicat des juridictions financières, qui regroupe les magistrats des CRTC, l’association des magistrats de la Cour des comptes, les syndicats classiques des personnels administratifs et techniques des juridictions financières. Leurs poids respectifs comme leurs modes d’intervention sont différents, mais le point commun de leurs interventions sera l’insatisfaction tant de la manière dont est conduite « la » réforme que du fond même de beaucoup de ses dispositions.

Pour chacun de ces interlocuteurs institutionnels, une longue histoire serait nécessaire pour bien comprendre comment ils interviennent et les passages qui suivent sont inévitablement, comme pour les précédents, schématiques et partiels, voire inexacts compte tenu de la vision limitée que pouvait en avoir l’auteur de ces lignes. Il faut néanmoins en tenter une présentation.

Les trois types d’interlocuteurs ne sont évidemment pas équivalents : les uns sont des « magistrats » financiers, qui se flattent d’être inamovibles, les autres appartiennent à des corps administratifs et techniques plus traditionnels. Avec cette différence sémantique significative que les premiers sont les « membres » des juridictions, alors que les seconds n’en sont que les fonctionnaires. Il en résulte, d’une part, une tendance accrue au corporatisme des magistrats, d’autre part, un paradoxe puisque les fonctions des magistrats ne peuvent s’exercer, en dehors même de toute question logistique, sans les personnels dits administratifs que sont les assistants de vérification et les personnels de greffe.

Complication centrale, les conseillers de la Cour et les conseillers des CRTC entretiennent une relation complexe : à la Cour, le recrutement initial de l’ENA correspond au « statut » de grand corps lié aux premiers rangs du classement final, alors que pour les CRTC, le recrutement s’opère bien plus loin dans le classement, comme les énarques ordinaires. Les recrutements exceptionnels opérés dans la rapidité au moment de la constitution des CRTC dans les années 80 ont en outre la réputation d’avoir été peu sélectifs. Dès lors, bien des conseillers de la Cour regardent de haut leurs collègues des CRTC et, symétriquement, beaucoup de conseillers des CRTC entretiennent comme un complexe d’infériorité face à la Cour. Les relations interjuridictions pâtissent fortement des distances psychologiques ainsi créées.

Le syndicat des juridictions financières dès l’origine s’est donné la volonté de limiter autant que possible les écarts statutaires et financiers entre magistrats de la Cour et des CRTC. Il s’est donc organisé pour maîtriser ou peser sur les nominations, les promotions, les changements statutaires. Il l’a fait de manière classique en cherchant à influencer les décisions individuelles prises et, à l’origine, en ne s’intéressant que subsidiairement et sous cet angle, aux modes d’organisation et de fonctionnement de leur institution.

On verra comment il s’est battu face au projet de réforme de P. Séguin, pour finalement s’y opposer.

L’association des magistrats et anciens magistrats de la Cour des comptes[4] n’est pas et n’a jamais voulu être de nature syndicale[5]. Les magistrats de la Cour, et particulièrement les conseillers maîtres vivent la collégialité comme un débat entre pairs, présidents inclus. Traditionnellement, l’association collabore donc avec les autorités de la Cour, par convenance, respect et confraternité ; elle fonctionne depuis longtemps comme un club, qui gère les affaires culturelles du groupe, en particulier le cercle des magistrats et son public choisi, anime la fête de la musique et organise des concerts choisis. Protégeant les intérêts moraux de ses membres, elle avait développé une réflexion sur les statuts des magistrats. A une date récente seulement, son bureau a commencé de s’impliquer dans une réflexion sur divers sujets relatifs aux missions et aux méthodes de la Cour, en bonne entente avec P. Séguin du reste qui avait trouvé utile de lui demander un avis sur une charte de déontologie et l’élaboration d’une grille d’évaluation des magistrats de la Cour. Séduits par cette forme de travail participatif, les membres du bureau espéraient poursuivre dans cette voie de collaboration avec les autorités de la Cour et au premier chef avec le Premier président, notamment par rapport à la démographie vieillissante du corps des magistrats[6].

L’opportunité d’opérer une réforme profonde offerte à P. Séguin par le discours du président de la République allait tout changer : dans les conditions que l’on va voir, l’association s’est sentie marginalisée et est rentrée dans une attitude plus oppositionnelle et revendicative, afin de pouvoir intervenir, au nom des magistrats dans les grands choix de la réforme. Faute d’avancée ou de succès dans cette voie, l’association s’est rapprochée de plus en plus des organisations syndicales, tout en prenant des positions extérieures de plus en plus publiques. D’un club à la disposition du Premier président, l’association est ainsi devenue un acteur autonome, en lien avec les parlementaires et les cabinets ministériels, tout en recherchant de plus en plus des propositions constructives pour améliorer le fonctionnement de la Cour, tout en défendant les intérêts moraux de ses membres.

Les syndicats de personnels, liés par un partenariat plus classique avec l’administration de la Cour et très formel, sont le plus souvent dans une attitude de défense de droits acquis et de revendications plus ponctuelles. La réforme qui leur sera proposée sans concertation soulèvera donc très naturellement une vive opposition de leur part. Opposition relativement impuissante, même si quelques primes de déménagement seront obtenues…. En réalité, la relation administration de la Cour-syndicats est des plus classique, au sein d’un comité technique paritaire où se déroulent des échanges trop souvent formels, d’autant que l’activité de fond de la Cour, comme des CRTC, s’exécute, pour les missions des juridictions financières, sous la direction des magistrats ou des rapporteurs, qui ne sont pas représentés au comité technique dit paritaire. Comme si la logistique des juridictions pouvait se gérer indépendamment de son objet. C’est sans doute le même paradoxe qu’on retrouve dans le système judiciaire ou dans les juridictions administratives en général, mais on voit bien la contradiction même avec un objectif théorique de gestion efficace. Lorsqu’un projet de réforme de structure se présentera, l’administration de la Cour « paiera » ce paradoxe par l’incompréhension qu’elle suscitera, et même l’opposition catégorique, en même temps que se rapprocheront pour s’appuyer mutuellement syndicats de magistrats et de personnels, et même l’association des magistrats de la Cour.

 

II- La réforme de Philippe Séguin

P. Séguin est arrivé à la tête de la Cour pour y mener une vie active. Sans doute pas en se plongeant dans les techniques de contrôle des comptes, via les liasses qui s’entassent à son arrivée dans le bâtiment dit des archives qui reçoivent sur près de dix étages les pièces comptables de l’Etat et de ses établissements publics. Mais, à partir de cette maison, qui matérialise le petit empire autonome de cette haute institution de la République, pour faire connaître les juridictions financières, la Cour en premier, grâce à son rôle policé d’imprécateur, lorsqu’elle « épingle » ou « fustige », selon les termes que la presse et les médias consacrent à chaque publication, un désordre financier ou gestionnaire. En même temps, il veut remplir entièrement le rôle de chef du corps des magistrats de la Cour, comme de président-ordonnateur de l’ensemble des juridictions financières, y compris en accentuant le rôle international de la Cour parmi toutes les institutions supérieures de contrôle des autres pays.

P. Séguin a l’âme des dirigeants politiques bâtisseurs qui veulent laisser leur empreinte dans les bâtiments : il va donc rénover l’intérieur et l’extérieur du « palais » de la rue Cambon, parfois dans le moindre détail de la décoration intérieure, mais surtout dans ce qui sera son œuvre réelle, la restructuration intégrale du bâtiment des archives, les liasses traditionnelles, dont la visibilité donnait un caractère à l’air désuet mais caractéristique des techniques de la Cour, étant évacuées dans des lieux ordinaires et devenus quasi-inconnus des personnels de la Cour. Sur sa structure métallique originale d’il y a un siècle, le Premier président fait surgir un immeuble de bureaux moderne.

Restent la fonction et la manière de l’assumer. A partir de leur rôle traditionnel de juges des comptes, qui peut les conduire à condamner un comptable à verser à la caisse publique le montant d’un débet, les magistrats de la Cour, puis, dès leur création, des CRTC, ont créé une culture de l’indépendance dans la décision ou la prise de position[7]. Cette culture est en effet consubstantielle de la fonction d’un juge appelé à dire le droit et à en tirer les conséquences. Mais tant d’autres fonctions viennent s’ajouter sur l’agenda des magistrats qu’il devient nécessaire de les organiser et de les programmer. L’agencement de tous les travaux avec les contraintes de calendrier qui peuvent s’imposer, du fait même de la loi, contraint l’indépendance affichée à composer avec lesdites contraintes. Ce type de compromis, l’expérience l’a montré, est difficile à passer : jeunes et vieux magistrats s’entendent pour la plupart à n’admettre qu’avec difficulté le respect de dates butoirs, arguant de la nécessité du travail bien fait, voire de leur indépendance pour les conduire à leur manière. En outre,  la programmation  de chaque chambre régionale est autonome et distincte, bien sûr, de celle de la Cour. Le Premier président ne peut donc pas intervenir directement dans les CRTC ; même à la Cour, les présidents de chambre protègent leur domaine avec précaution. Il peut alors, à bon droit, ressentir un certain sentiment d’impuissance.

Pour autant, le Premier président a des pouvoirs réels : celui de nommer, en fait, les présidents de chaque CRTC[8], d’orienter les magistrats de la Cour selon les opportunités et de présenter à la presse et aux médias les rapports publics, en choisissant les angles qui lui paraissent les plus pertinents. De plus, le pouvoir d’influence de P. Séguin apparaissait particulièrement fort, notamment pour peser sur les choix du président de la République s’agissant de nommer les présidents de chambre de la Cour ou de choisir les tours extérieurs.

En revanche, il est significatif que le pouvoir d’arrêter le programme des travaux de la Cour, que le code des juridictions financières confie au Premier président, n’ait jamais été réellement utilisé par P. Séguin. Comme ses prédécesseurs, il entérinait les propositions des présidents de chambre, sans opérer de véritables choix ou signifier de priorités autres que très générales. Les travaux des CRTC lui échappaient plus encore, d’autant qu’il ne présidait qu’épisodiquement la conférence administrative des présidents, dont le but principal est précisément d’orienter les programmes de travail de manière coordonnée.

Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que P. Séguin se soit rapidement senti bridé et désireux, climat politique aidant, de lancer une réforme législative forte. D’autant que les chambres régionales des comptes avaient été créées dans le cadre de la réforme de la décentralisation lancée en 1981, réforme à laquelle le jeune député Séguin s’était vigoureusement opposé. L’ouverture fournie par le discours du Président de la République à l’occasion du bicentenaire de la Cour pouvait offrir l’occasion de revenir sur ce dispositif et revenir à une Cour des comptes unique, sans chambres autonomes. Et, au surplus, pour absorber au sein de la Cour les fonctions de la CDBF.

Revenir, pour ce qui est des CRTC, sur la décentralisation, fusionner, par conséquent, ces dernières avec la Cour et faire ainsi de cette dernière, comme auparavant, la cour financière suprême intervenant tant dans le champ de l’Etat que dans celui des collectivités territoriales, tel était donc sans aucun doute le dessein profond  de P. Séguin. Son opposition de fond à l’autonomie des collectivités territoriales, au motif que dans un pays comme la France un pouvoir central ne doit pas être divisé, le conduisait, en toute occasion, à critiquer la décentralisation. Au moins pour ce qui était du contrôle, il pouvait déduire de l’orientation du Président de la République la possibilité d’une reconcentration complète dans une Cour qu’il pourrait ainsi diriger toute entière.

 

III- Imposer ou débattre : l’échec d’une méthode

Entre le penser, le dire et le faire, il existe pourtant une grande distance. D’autant qu’en 2007, P. Séguin avait arpenté la France, de chambre en chambre, à l’occasion du 25è anniversaire de leur création, pour célébrer leur existence et leurs qualités. Un signe pourtant de l’orientation qu’il prenait à l’encontre des CRTC attirait le regard : le nombre de postes laissés vacants sans être pourvus dans les CRTC s’accroissait lentement, en même temps que le nombre de postes offerts à la sortie de l’ENA diminuait, donc y  compris pour les chambres régionales. Questionné sur l’attitude à avoir face à une telle situation, le Premier président n’apportait de réponse que pour refuser un recrutement exceptionnel : la puissance de contrôle des CRTC allait donc dès 2006 en s’affaiblissant,  ce que le SJF critiquait à chaque séance du conseil supérieur des CRTC.

En outre, l’insistance apportée par P. Séguin à souligner l’échec de la loi de décentralisation quant à la clarification des compétences supposées réparties entre l’Etat et les collectivités territoriales était frappante. Insistance qui le conduisait à évoquer ici et là l’intérêt de rapprocher les travaux des juridictions et leur manière de travailler ensemble.

Pour autant, aucune orientation claire n’était réellement annoncée ; de surcroît, les questions d’organisation, de gestion de corps différents apparaissaient, si on voulait tout unifier, d’une rare complexité, sauf à en assumer un coût très significatif que chacun imaginait rédhibitoire.

Cependant, un sentiment favorable à des changements se développait à la Cour quant à la nécessité d’améliorer le fonctionnement de l’institution, en lien du reste avec les CRTC, même si prévalait encore rue Cambon une certaine indifférence, liée à une vraie méconnaissance du fonctionnement des chambres régionales des comptes. Cette nécessité d’améliorer les choses, et pas nécessairement par une voie législative, s’appuyait sur plusieurs constats.

En premier lieu, on ne pouvait que constater une désaffection réelle par rapport à la fonction juridictionnelle de la Cour, y compris par la voie des déférés à la CDBF : peu de débets, très peu de déclarations de gestion de fait, une dizaine de déférés chaque année.

En second lieu, corrélativement, l’attention se focalisait à la fois, on l’a vu, sur la certification des comptes et sur la notion de « performance », terminologie introduite dans la LOLF. Ces thématiques et les techniques qui pouvaient les accompagner étaient nouvelles, donc difficiles à apprécier en termes de modes et de temps de travail. La programmation des tâches, donc la répartition des moyens de contrôle, s’en trouvaient compliquées et incertaines.

Or, en troisième lieu, les exigences du Parlement vis-à-vis de la Cour s’accroissaient régulièrement : la LOLF et la LOFSS avaient en effet multiplié, d’une part, les rapports annuels à fournir, d’autre part, les rapports particuliers demandés par les commissions des finances des deux assemblées[9].

Enfin, il était de plus en plus patent que les politiques publiques faisaient intervenir de manière combinée l’Etat et les collectivités territoriales. Loin de clarifier, en les répartissant nettement, les compétences, les lois de décentralisation, ainsi que le développement tant des formes de coopération publique que des opérateurs aux statuts les plus divers, avaient provoqué une imbrication des intervenants dans le développement des actions les plus diverses. Le contrôle d’une thématique, comme celui d’un organisme dont l’intervention était couplée avec d’autres entités, obligeaient donc à développer des contrôles coordonnés, autant que possible, entre la Cour et les CRTC.

Le besoin de « réarticuler » ces différentes évolutions était donc fortement ressenti par les corps de magistrats qui appelaient à une réflexion collective pour rechercher des solutions.

Or le choix du Premier président a consisté à retenir un « tempo » exactement inverse, sans rechercher un dialogue normal et, du coup, en soulevant des oppositions multiples dans une incompréhension grandissante.

Début novembre, dans son discours cérémoniel du bicentenaire, le Président de la République demandait à P. Séguin de lui faire des propositions sous trois mois. Délai court pour des travaux détaillés et des « négociations », mais suffisant pour une concertation produisant des orientations de principe. A l’évidence, magistrats et fonctionnaires des juridictions financières le souhaitaient. L’association des magistrats a du reste expressément formulé une demande de dialogue, tout en demandant qu’à la réflexion sur la fonction d’audit à propos de laquelle le Président de la République avait exprimé son souhait d’une réforme s’en ajoute une autre en vue de renforcer la fonction juridictionnelle[10]. Le SJF, pour sa part, exprimait parallèlement ses souhaits et revendications.

Or P. Séguin a aussitôt affirmé qu’il devait réserver ses propositions au seul Président de la République qui fixerait ensuite la feuille de route et qu’il ne pouvait donc entreprendre un dialogue sur quoi que ce soit. De fait, le dossier que P. Séguin a adressé à l’Elysée n’a jamais été communiqué. Et toutes les organisations de magistrats et de personnels se sont lancées dans les contacts avec les cabinets ministériels, au premier chef celui du premier ministre, mais aussi avec les parlementaires.

En réponse au dossier fourni par le PP, c’est par une lettre très générale que le Président de la République a donné son accord aux propositions qui lui étaient faites, notamment sur le rapprochement de la Cour et des CRTC, sans que le mot de « fusion » soit prononcé, mais en demandant qu’une concertation soit entreprise pour transmettre un projet au premier ministre  et élaborer le projet de loi. Grâce à ce courrier, les membres et personnels des juridictions financières ont appris que le processus se poursuivait. P. Séguin en a tiré instantanément les conséquences en créant plusieurs groupes de travail sur tous les sujets concernés, effectifs, redécoupage de la carte territoriale des CRTC, méthodes de travail et programmation, évaluation des politiques publiques, etc… Chacun des groupes avait pour mission de rendre un rapport de propositions, sous deux mois, à un comité de pilotage présidé par le procureur général.

Le travail, intense et fourni, réalisé par près de deux cents magistrats et rapporteurs en mai et juin, a conduit à plusieurs centaines de pages d’analyses et de propositions souvent alternatives, pour offrir un choix. Dans l’esprit de tous, des propositions d’orientations finales formulées par le Premier président en comité de pilotage devaient en résulter, avec un dernier débat.

Or P. Séguin arrêta net le travail collectif en déclarant qu’il transmettait le dossier entier de la concertation au Premier ministre, avec tous ses rapports, mais sans présenter ses propositions ou ses options. Autrement dit le dossier dit « de la concertation » était transmis sans observations et sans que le Premier président ait exprimé clairement ses propres choix, motif pris qu’il revenait au gouvernement de préparer le projet de loi de réforme, en choisissant parmi les options présentées, souvent sous forme alternative,  par les groupes de travail. On ne peut utiliser un autre vocable que celui de frustration pour dire ce que les participants au travail ont ressenti en voyant que tout échappait de nouveau à leur information et leur réflexion.

De fait, ce n’est que par bribes que les magistrats ont pu apprendre que les dispositions législatives étaient préparées par Matignon et Bercy, que des réunions interministérielles se déroulaient au cours de l’automne 2008, avec des arbitrages dont les résultats n’étaient pas annoncés.

C’est en décembre qu’une nouvelle phase s’est ouverte, le Premier président proposant aux syndicats et à l’association des magistrats des réunions de présentation des options retenues par le gouvernement et de consultation sur certaines dispositions d’application dont résulteraient les textes ultérieurs découlant du projet de loi en cours d’élaboration. En réalité, seule l’association a accepté de se rendre à ces réunions, les sujets abordés étant déclarés confidentiels, toute communication au reste des membres des juridictions financières étant interdite, les options retenues n’étant plus sujettes à discussion. Tant le SJF que les syndicats des personnels administratifs ont refusé de discuter de cette manière, l’association tentant, quant à elle, de connaître de cette manière ce qui s’annonçait en principe. C’est dans ce climat relativement tendu que quelques réunions se sont tenues pendant l’hiver 2008-2009. Et sont rapidement apparues comme très formelles.

Un épisode restera fameux dans l’histoire interne de la Cour : début janvier 2009, au moment de la cérémonie traditionnelle des vœux, d’habitude très formelle, le président de l’association des magistrats, portant la voix des mécontents d’avoir été mis sur la touche pour l’élaboration du projet, dira ce mécontentement, la frustration de tous ceux qui ne demandaient qu’une chose, participer. « Ca ne va plus, monsieur le Premier président » dit-il.

P. Séguin convoquera bien alors une assemblée générale pour exposer son projet, mais il est trop tard pour convaincre, d’autant qu’il s’agit d’un texte difficile.

Comme on s’en rendra compte plus tard, le projet, proposé initialement par P. Séguin et travaillé par le secrétariat général de la Cour avant d’être négocié avec Matignon et les ministères compétents, Bercy pour l’essentiel, est compliqué et touche toute une série de points, les uns centraux, les autres plus techniques. P. Séguin est confronté à un dilemme : défendre un projet lourd dont on voit qu’il est une réforme assez complète ou limiter le texte législatif et habiliter le gouvernement à le compléter par des ordonnances. Dans le premier cas, le risque est que le poids même du texte, dans un calendrier parlementaire surchargé, n’en retarde l’inscription à l’ordre du jour et, ensuite, n’ouvre la porte à des débordements par voie d’amendements, auxquelles il n’est pas toujours possible de s’opposer compte tenu de la technicité des sujets. En outre, comme on s’en rendra compte très vite, il y a de vrais sujets d’opposition avec les ministères, par exemple sur la responsabilité des ordonnateurs et des comptables, que Bercy ne souhaite pas modifier. Enfin, on voit bien qu’un projet technique de ce type ne peut avoir de priorité politique et les polémiques qu’il peut soulever, au moment de son débat, peut même être contreproductif politiquement. Au moment où la crise se développe, où les projets phare de réforme sont difficiles à faire passer, celle de la Cour n’intéresse plus grand monde au gouvernement.

Le poids politique de P. Séguin reste pourtant intact. Il cède sans doute sur certains points sensibles, remise en cause de la remise gracieuse des débets des comptables, mise en cause possible des ministres et des élus devant la CDBF mais il trouve la solution tactique  pour éviter un projet lourd et proposer un texte rapide à débattre, pense-t-il : écrire les principes dans le projet de loi et renvoyer à une série d’ordonnances, avant les décrets d’application, le développement des mesures législatives. C’est donc cette voie qu’il privilégiera, d’autant que sur plusieurs points, il tergiverse encore devant la complexité à laquelle il pense : du coup son projet masque toute une série de questions puisqu’il renvoie à toute une série d’ordonnances qui échapperont au débat public.

C’est ainsi que le projet sera déposé le 28 octobre 2009, soulevant l’hostilité déclarée de la plupart des personnels des juridictions financières, même si à la Cour, nombre de magistrats, plus légitimistes, sont davantage indifférents à ce théâtre. La consultation sur ce projet devant les conseils supérieurs de la Cour et des CRTC illustrera bien ce processus :  le conseil supérieur des CRTC donne un avis défavorable pendant que celui de la Cour, divisé, donne, à une voix prés, un avis favorable.

P. Séguin n’obtiendra pas du gouvernement une inscription à la hussarde à l’ordre du jour des assemblées avant la fin de l’année 2009, ce qui ne surprend guère puisque la session d’automne est toujours chargée. En réalité, le gouvernement craint également que le débat déborde, notamment au Sénat, du fait de l’annonce de la suppression d’un certain nombre de chambres régionales.

La mort brutale de P. Séguin, début janvier 2010, bloque le processus, mais en même temps, compte tenu de la désignation d’un parlementaire socialiste qui entend les éloges nationaux faits à son prédécesseur, enferme ce dernier dans une sorte d’obligation morale d’assurer « l’héritage » qu’il reconnaîtra en annonçant qu’il mènera à bien « la réforme ».

Les opposants n’ont pas pour autant désarmé : ils espèrent convaincre D. Migaud de modifier le projet de manière significative. Le gouvernement, toujours aussi peu enthousiaste à inscrire ce projet à l’ordre du jour, alors qu’il considère qu’il n’est pas prioritaire,  reste coi. A l’inverse des parlementaires à qui la réforme constitutionnelle de 2008 a donné de nouveaux pouvoirs pour évaluer les politiques publiques et qui entendent se servir davantage des moyens de contrôle de la Cour des comptes.

Après une tentative, lancée par le président de la commission des finances du Sénat, J. Artuis, qui avorte faute d’une préparation suffisante, le président de la commission des lois Warsmann s’empare du sujet et se rapproche de D. Migaud pour concocter un nouveau projet à partir du projet gouvernemental, tout en s’appuyant sur le Premier président pour adapter le texte initial : c’est l’idée de la réforme par « l’autre chemin », que l’on veut plus consensuel pour apaiser les résistances internes.

La commission des lois, en liaison étroite avec le secrétariat général de la Cour, amende donc assez profondément le projet de 2009 pour adopter un texte en septembre. La fusion des chambres régionales et de la Cour des comptes est abandonnée mais le principe de la suppression d’un certain nombre d’entre elles maintenu, le renvoi à des ordonnances est supprimé, leurs éléments essentiels étant réintégrés dans le projet. En revanche, la compétence de la CDBF, intégrée à la Cour, est étendue aux ministres et aux exécutifs locaux. Le gouvernement, hostile à ce point et toujours aussi peu enthousiaste sur la priorité à donner au sujet de la réforme des juridictions financières laisse le texte en jachère, tout en donnant l’apparence de s’y intéresser, au moins sur certains points.

Se construit alors, objectivement voire explicitement, une alliance entre D.Migaud et L. Warsmann. Il s’agit de découper le projet et de placer, selon les opportunités, certaines de ses dispositions à l’intérieur de divers projets législatifs, par amendements parlementaires[11], en espérant que le conseil constitutionnel n’y verra pas de cavalier … Ainsi, la réforme envisagée, au moins pour partie, pourra-t-elle être votée, bout par bout.

Dans cette sorte de « vente de la réforme par appartements », il est inévitable que certaines dispositions du projet initial disparaissent ou que d’autres apparaissent. Par exemple, disparaît d’entrée de jeu, comme l’a admis la commission des lois, la fusion Cour-chambres régionales ; réapparaîtra par exemple presque par accident une modification du régime de responsabilité des comptables publics. Le gouvernement ne tiendra la main que pour maintenir en dehors du champ de la CDBF les ministres  et garder son pouvoir discrétionnaire entier dans les nominations au tour extérieur ; alors que la Cour proposait d’introduire une procédure de nomination moins discrétionnaire. De surcroît, s’installe une sorte de discussion permanente, plus ou moins souterraine, non seulement entre le secrétariat de la Cour et les députés ou sénateurs, comme pour continuer d’ajuster le texte, qui donne l’impression d’être toujours préparé dans l’urgence, mais aussi avec le SJF et l’association des magistrats, qui rencontrent les rapporteurs du Parlement ou tel ou tel élu.

Au total, pas moins de cinq lois de février 2011 à mars 2012 reprennent un certain nombre des dispositions initiales ou en écrivent d’autres. Ces dispositions sont de portée ou de nature très diverses et on n’y voit guère d’éléments de cohérence réelle, même dans la tentative de recodification du code des juridictions financières. Elles méritent néanmoins d’être analysées avec précision, y compris pour faire apparaître ce qui reste en chantier, qu’il soit ou non de nature législative.

 

IV- Le projet mort-né de la loi Fillon

Il n’est pas inutile de citer in extenso l’article 47-2 de la Constitution, issu de la réforme de 2008 : P. Séguin a obtenu qu’y soit glissé, de manière plus ou moins visible, ce qui lui tenait le plus à cœur dans sa vision de la Cour.

Selon cet article, « la Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et de l’application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens.

Les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. Ils donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière. »

Sans surprise, la Cour des comptes, même si elle s’affirme comme juridiction, ne relève pas du titre VII relatif à l’autorité judiciaire, de même que les chambres régionales, instituées par la loi de 1982 relative à la décentralisation, ne sont pas évoquées dans la constitution, alors qu’il s’agit de juridictions distinctes ; aussi bien, P. Séguin qui souhaitait leur disparition comme entités autonomes  n’allait pas demander à ce que les juridictions financières soient mentionnées dans le texte constitutionnel[12].

Il n’est pas question ici de faire l’exégèse de ce nouvel article constitutionnel discuté et préparé bien avant que « la réforme » ne soit lancée, mais plusieurs de ses thèmes sont à la base de dispositions qu’on retrouve tant dans le projet initial que dans les textes finalement votés.

Pour analyser la portée et le résultat textuels de l’ensemble de ces dispositions législative, il convient de présenter le projet initial, dit projet Fillon, déposé à l’Assemblée nationale, le 28 octobre 2009, fruit des discussions de P. Séguin et de son secrétariat général avec les ministères intéressés, principalement celui du budget.

Un texte bref en apparence : 17 articles, dans le titre I intitulé « dispositions portant modification du code des juridictions financières », quatre chapitres, de dimension inégale mais le diable est toujours dans les détails : sur le « jugement des ordonnateurs et des gestionnaires publics », sur les « missions non juridictionnelles de la Cour des comptes », sur « l’organisation interne de la Cour des comptes et dispositions statutaires » et sur la Cour d’appel des juridictions financières » (un seul article), le titre II, dit « dispositions transitoires et finales » représentant six articles, soit le tiers du texte entier.

Le premier chapitre du titre I comportait une innovation majeure, la suppression de la CDBF fusionnée avec la Cour des comptes : l’ambition était de supprimer la dualité des juridictions selon qu’était examinée la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, devant la Cour des comptes (et les CRTC)  ou celle des ordonnateurs et plus généralement des gestionnaires publics devant la CDBF. Cette fusion refusée par le législateur au moment de la création de la CDBF présente avantages et inconvénients corrélatifs, mais le débat de doctrine et de pratique de contrôle n’a pas eu lieu. La position retenue par P. Séguin relevait à coup sûr de son ambition de regrouper le maximum d’organismes au sein de la Cour, alors que s’y satellisaient tant d’institutions diverses, les CRTC en premier lieu, mais aussi la CDBF ou même le comité d’enquête sur le coût et rendement des services publics.

Mais une fois cette réforme forte annoncée, qui supposait du reste une réorganisation interne ni préparée, ni concertée, les articles suivants faisaient, en premier lieu, apparaître les compromis passés dans les discussions internes et les déséquilibres du texte par rapport à l’ambition affichée. En effet, dans le texte du code existant, la liste des justiciables susceptibles d’être poursuivis devant la CDBF ne comprenait ni les ministres ni les exécutifs locaux, maires ou présidents de conseils. Le compromis du projet était, d’une part, de ne viser que les membres de cabinets ministériels  ou locaux, d’autre part, d’exonérer les ministres de toute poursuite et les élus locaux sauf si ces derniers avaient donné une instruction écrite, et en connaissance de cause, de l’irrégularité relevée. Autant dire que la mesure proposée sur ce point était fictive : quel responsable écrirait formellement qu’il faut commettre une irrégularité ? D’autres articles, en second lieu, n’étaient pas dépourvus de portée dans la technicité des infractions et de leur sanction, mais, outre leur rédaction souvent contestable, ces dispositions diverses, pour partie codificatrices, ressemblaient à une sorte de garnissage technique du texte général. En définitive, tout ce chapitre tombera à la trappe finale des dispositions abandonnées parce que gênantes ou mal préparées par rapport aux objections formulées.

Le chapitre II était, en définitive, le cœur même du projet, à savoir la fusion de la Cour et des CRTC, c’est à dire l’unité organique de la juridiction financière, supprimant l’autonomie de programmation des chambres régionales, l’autonomie juridictionnelle d’une formation de jugement allant de soi. Mais la fin de l’autonomie de programmation avait pour conséquence, outre le pouvoir direct de réorganisation ou de restructuration dévolu au premier président de la Cour, la disparition de l’autorité des chefs de juridiction locale qui n’aurait plus eu qu’une autorité déléguée par le chef de la Cour, ce qui devait les mettre symboliquement sinon effectivement sous son autorité. Plus subliminalement, cette disposition était aussi pour P. Séguin une revanche sur la réforme de la décentralisation de 1981, contre laquelle il avait beaucoup bataillé et dont il continuait à critiquer les effets, même en chantant par ailleurs les louanges des CRTC.

Par ailleurs, le même chapitre du projet paraphrasait l’article 47-2 nouveau de la Constitution, en respectant les prérogatives du Parlement voire de l’exécutif, à l’encontre même des contraintes de la Cour voire de ses orientations ordinaires (délais de remise des rapports, publication). Ce qui n’est pas, on le verra, sans poser question par rapport à l’indépendance de la Cour.

Le chapitre III concrétisait et développait l’orientation de fusion de la Cour et des CRTC. D’une part, il annonçait une réorganisation des ressorts régionaux au sein de la Cour unifiée, avec certaines fusions interrégionales des ressorts régionaux, et une certaine répartition des compétences entre ressorts géographiques centraux et locaux. Cette réorganisation des ressorts n’était précisée par aucun document annexé au projet : combien de nouvelles chambres et où ? Quels ressorts supprimés ou regroupés ? Il s’agissait évidemment de sujets polémiques qu’aucun dialogue n’avait préparé donc ne permettait d’envisager sans lancer des débats vifs, comme l’a montré la suite ultérieure des évènements. En revanche la répartition des compétences sauvegardant une certaine compétence locale traditionnelle (jugement des comptes, avis budgétaires, etc.)  pouvait avoir une allure rassurante, comme si le projet avait atermoyé et limité son audace.

En complément de ce projet, étaient avancées plusieurs dispositions statutaires, notamment quant à la nomination des présidents de chambre, nationales ou locales. Typiquement, ces dispositions résultent de discussions avec les représentants des personnels concernés, mais tel n’avait pas été le cas en l’espèce ; compte tenu du fait que ces dispositions ont été ultérieurement abandonnées, il n’est pas utile de leur apporter des commentaires.

Le chapitre IV est une idée mort-née portée devant le Parlement sur l’insistance de P. Séguin, alors même que le Conseil d’Etat, sans surprise, avait formulé un avis négatif : elle consistait à créer une cour d’appel des décisions juridictionnelles de la Cour des comptes unifiée, pour créer un second niveau de juridiction et donc amoindrir le rôle du Conseil d’Etat, juge de cassation, comme s’il était possible de créer un troisième ordre, financier, de juridictions, à côté du judiciaire et de l’administratif.

Le titre II amalgamait des dispositions transitoires non codifiables et finales, non codifiées : expérimentation d’une certification des comptes de certaines collectivités territoriales volontaires, extinction progressive, en quinze ans, du corps des conseillers de CRTC, transition liée à la suppression de la CDBF. Mais l’essentiel reposait sur l’article 16 qui habilitait le gouvernement à légiférer par ordonnances sur toute une série de sujets définis parfois de manière très générale sur l’organisation, la procédure, les statuts des magistrats, et globalement pour « adapter les missions déjà dévolues aux juridictions financières par le code des juridictions financières et leur organisation ». Ainsi apparaissait ce qu’il faut bien appeler le tour de passe-passe d’une loi courte en 17 articles, flanquée d’une habilitation pour des ordonnances dans des champs très étendus.

A dire vrai, des avant-projets d’ordonnances étaient déjà rédigés par le secrétariat général de la Cour, mais leur examen n’avait été discuté nulle part, pour des raisons du reste évidentes, puisqu’ainsi les questions de fond qu’ils soulevaient échappaient au débat public du législateur.

Au total, ce projet était animé par l’idée force d’une Cour des comptes puissante et centrale, retrouvant, mais non plus au 19è siècle dans une France impériale, tous ses pouvoirs généraux de contrôle, étendus par la LOLF puis la réforme constitutionnelle à plusieurs autres missions, tant sur l’exécutif que sur l’ensemble des collectivités territoriales. On peut comprendre, bien que le projet ait été déposé à l’Assemblée, le manque d’enthousiasme, voire les réticences de l’exécutif à voir débattue, et sans maîtriser entièrement un tel débat, une réforme qui ne pouvait que provoquer polémiques et oppositions de tous bords. La concentration des missions au sein de la Cour et de son Premier président était-elle une vraie réforme avec un souffle un tant soit peu mobilisateur ? Les débats et oppositions internes apparaissaient très vifs et se manifestaient en de nombreuses circonstances. Déjà les conseils supérieurs et le comité technique paritaire avaient manifesté leurs réserves. Le blocage du débat interne en outre avait ouvert la voie aux rendez vous avec les parlementaires de l’association des magistrats de la Cour et des syndicats.

Outre les réserves ou les oppositions vives devant l’annonce de restructurations d’autant plus préoccupantes qu’elles étaient plus imprécises, l’impatience se marquait aussi par le besoin de modernisation interne, sans impact législatif (sauf s’agissant de la responsabilité des comptables publics) mais ressenties comme aussi importantes, sinon plus, pour améliorer la qualité et le travail des juridictions. D’autant plus que les groupes de travail de 2008 les avaient proposées, sans qu’aucune suite ne leur ait été réellement donnée.

De surcroît, une préoccupation grandissait au sein de la Cour devant l’élargissement, à moyens constants, des missions : certification des comptes de l’Etat, des caisses de sécurité sociale, peut-être des hôpitaux et de certaines collectivités, rapports au Parlement de diverses nature, bientôt au premier ministre, évaluations, etc..

 

V- Le « remake » Migaud-Warsmann

On l’a vu, le projet de loi a, de fait, été abandonné par le gouvernement, la disparition de P. Séguin supprimant l’aiguillon et la volonté personnelle qu’il portait. Mais le Parlement, soucieux de ses prérogatives et sollicité par D. Migaud qui en connaissait bien les rouages, a pris le relais.

A vrai dire, un certain délai de viduité s’est écoulé, lié à la fois au manque d’enthousiasme du gouvernement et au délai laissé, vraie raison ou prétexte, au nouveau Premier président, D. Migaud,  pour prendre ses marques et prendre parti sur le projet gouvernemental. D. Migaud s’est instantanément senti dépositaire du projet de réforme, comme un exécuteur testamentaire, sans les pouvoirs de pression, bien au contraire, de son prédécesseur, puisqu’il apparaissait comme l’otage du Président de la République, président d’opposition de la commission des finances de l’Assemblée et donc symbole de l’esprit d’ouverture de ce dernier et nommé dans la même optique à la Cour, mais de ce fait, d’autant que la nomination était critiquée par la majorité, dans une sorte de dépendance politique.

Dès son arrivée à la Cour, D. Migaud a néanmoins ressenti la conflictualité du projet, l’opposition menée par les membres de la Cour, comme des CRTC, et de tous les personnels. Cette opposition se cristallisait principalement sur le principe de la fusion de la Cour et des CRTC, compliquée par l’incertitude de la restructuration et de regroupements perturbateurs. A cette incertitude se rajoutait l’hostilité envers le recours à des ordonnances. En supprimant un réel débat public au Parlement, les ordonnances auraient confirmé l’opacité de la préparation de la réforme, telle qu’elle venait d’être vécue. Consensuel, D. Migaud a voulu effacer cette hostilité, en renonçant à la fusion organique Cour CRTC ainsi qu’aux ordonnances, dont les dispositions de nature législative pouvaient être réintroduites dans la loi et il a travaillé, avec son secrétariat général et la commission des lois de l’Assemblée sur un projet largement amendé, qui aurait pu être présenté au débat si le projet avait été inscrit à l’ordre du jour.

L’exercice n’était pas simple, non seulement sur le plan technique qui n’avait pas été suffisamment préparé, mais surtout parce qu’il fallait à la fois que le nouveau projet apparaisse suffisamment conforme à l’esprit des choses voulue par P. Séguin mais en même temps, que la commission des lois ne se conforme pas, dans ses amendements, avec certaines réticences gouvernementales qui avaient obtenu que P. Séguin ne durcisse pas trop son projet, notamment à propos de la CDBF.

Travaillé par le secrétariat général de la Cour en liaison avec les services de la commission des Lois de l’Assemblée nationale, un nouveau projet a ainsi vu le jour le 15 septembre 2010, exercice d’équilibre proposé au gouvernement avec l’accord de D. Migaud. Le texte adopté par la commission des lois devenait celui qui serait, éventuellement, proposé à la première lecture des députés.

Or, s’il différait substantiellement du projet gouvernemental, il n’avait pas davantage fait l’objet d’une concertation interne et soulevait autant de difficultés qu’il en supprimait sur certains points.

De 17 articles, le nouveau texte passait à 53, en comptant les articles initiaux supprimés, l’essentiel de cet allongement de textes résultant de la suppression du recours à une habilitation du gouvernement à légiférer par ordonnances, donc de l’introduction d’articles correspondant. Le texte devenait donc beaucoup plus lourd, d’autant qu’il présentait aussi des dispositions nouvelles, tout aussi problématiques que les autres. Ce projet, on l’a dit, a échoué et ne s’est jamais présenté à la lecture des députés, mais il a fourni la matrice des textes successifs qui ont « réformé » la Cour et les CRTC. Il est donc utile de le présenter davantage en détail.

Présentation formelle, le titre Ier rassemblait, comme dans le précédent projet, les modifications apportées au code des juridictions financières avec plusieurs chapitres. Le premier, comme dans le précédent projet, portait sur la responsabilité des ordonnateurs et gestionnaires publics, avec la disparition de la CDBF et l’ensemble des dispositions modifiant notamment le code pour que la procédure soit reprise par la Cour des comptes. Mais, modification symbolique de taille, une disposition introduisait comme justiciables possibles de sanctions au titre des infractions définies les membres du gouvernement en plus des exécutifs locaux, dès lors qu’ils étaient informés de l’affaire ou avaient donné une instruction pour la traiter. Cette introduction sera continûment refusée par le gouvernement par la suite.

Intention de P. Séguin, réintroduite directement dans le projet de la commission alors qu’elle était initialement prévue dans les ordonnances éventuelles, les seuils de l’apurement administratifs des comptes des comptables publics pour les collectivités territoriales, leurs groupements et leurs établissements publics étaient fortement relevés. Ce sujet était et reste assez fortement conflictuel entre les autorités de la Cour, les magistrats des chambres régionales et même la DGFiP, dont la charge de travail se trouvait de ce fait fortement accrue, sans grande évaluation initiale ni forte concertation entre les services. On verra que cette disposition a été finalement adoptée et qu’elle reste problématique, même si elle ne sera plus modifiée à terme prévisible.

Enfin, le même chapitre abordait de front et de manière lapidaire la question de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, toujours sans aucune réflexion approfondie ni concertation avec la DGFiP : au débet éventuellement infligé au comptable, sous réserve de la « remise gracieuse » du ministre, se substituait une « amende calculée en fonction de la gravité de la faute commise et proportionnelle au traitement » du comptable, sans autre précision qu’un décret était censé apporter plus tard. Cette rédaction sommaire ne prospèrera évidemment pas.

Le chapitre II, comme dans le projet initial, portait sur les missions non juridictionnelles des juridictions financières, toutes les dispositions exprimant que Cour et chambres régionales étaient fusionnées étant bien sûr écartées puisque la « fusion » était abandonnée. On retrouvait donc dans ce chapitre les dispositions d’application de l’article 47-2 de la Constitution (mais pas sous forme de loi organique et sans les dispositions relatives à l’évaluation des politiques publiques recherchée par le Parlement pour lesquelles une proposition de loi avait été votée auparavant de manière autonome –cf ci-après- ). On y retrouvait aussi de nombreuses dispositions prévues initialement pour des ordonnances éventuelles, notamment, en sus des rédactions de codification[13], sur la certification des comptes des établissements publics de santé qui était contestée par la profession des commissaires aux comptes, sur les pouvoirs d’enquête auprès de diverses institutions et des commissaires aux compte, ainsi que sur la possibilité offerte au premier ministre de demander des enquêtes à la Cour. Du coup, ce chapitre devenait lourd et posait diverses difficultés, dont on esquissera l’analyse à partir des dispositions finalement votées.

Le chapitre III du projet gouvernemental était très bref également, puisque les principales dispositions statutaires nouvelles étaient promises aux ordonnances envisagées. Le texte de la commission le modifie donc profondément, non seulement du fait de l’abandon de la fusion Cour-CRTC (mais en gardant le renvoi au pouvoir réglementaire la tâche de fixer le ressort des CRTC, l’annonce d’une réduction de leur nombre apparaissant dans la fixation par le législateur, au chiffre de vingt, du nombre maximal de chambres), mais aussi par l’inscription des principales dispositions statutaires nouvelles (codifications mises à part) : extension du nombre des conseillers maîtres en service extraordinaires et création de conseillers référendaires de même type, possibilité, calquée sur celle qui existe dans les CRTC, de détachement dans le corps des magistrats de la Cour des fonctionnaires ou magistrats de même niveau, principe de la fixation de normes professionnelles par le premier président pour les magistrats de la Cour et des CRTC, nomination au tour extérieur de trois auditeurs par an, encadrement des nominations comme conseiller maître au tour extérieur et élargissement des possibilités de nomination au tour extérieur des conseillers référendaires, suppression du plafond limitant la nomination dans les CRTC de magistrats issus de leur corps et allègement des règles d’incompatibilité pour les nominations de magistrats de CRTC. Simultanément, même si le projet initial avait surtout une portée symbolique, la limitation à six ans des fonctions de président de chambre à la Cour disparaissait. Ici, encore, on verra ce qu’il subsiste de ces intentions dans les textes définitifs.

On relève enfin que le projet d’une cour d’appel des juridictions financières était abandonné, au bénéfice également des objections multiples et de tous bords que ce projet soulevait.

Etaient insérés deux titres supplémentaires visant le code de commerce (pour les commissaires aux comptes face à une enquête de la Cour) et le CGCT, la commission des lois introduisant l’idée d’un rapport sur la dette parmi les documents budgétaires des collectivités territoriales.

Dans ces conditions, le titre  II du projet gouvernemental sur les dispositions transitoires et finales, qui comportait l’article d’habilitation à plusieurs ordonnances était considérablement allégé.

L’ensemble de ces dispositions, même plus consensuelles n’a pas été retenu dans l’ordre du jour prioritaire de l’Assemblée, ce dont se sont progressivement rendu compte le premier président et le président de la commission des lois. D’où la recherche et la séquence de « vecteurs » législatifs variés.

 

VI- La réforme par amendements

 

La séquence chronologique de ces vecteurs ne répond pas à un dessein construit. Il s’est bien agi pour les autorités de la Cour comme pour la commission des lois de l’Assemblée de chercher des vecteurs  législatifs vraisemblables pour y loger les dispositions adéquates, avec le feu vert de l’Elysée et le contrôle parfois serré de Matignon. Le Conseil constitutionnel n’y a pas vu malice.

A)    LE PROJET ACCOYER : L’ÉVALUATION DES PARLEMENTAIRES

Le premier texte voté et promulgué est le plus autonome par rapport aux projets de la Cour  et de la commission des lois ; pris à l’initiative du Parlement, il se veut une mise en application de l’article 47-2 de la Constitution pour l’évaluation des politiques publiques : la loi n° 2011-140 du 3 février 2011 « tendant à renforcer les moyens du Parlement en matière de contrôle de l’action du Gouvernement et d’évaluation des politiques publiques » vise à élargir les possibilités de recourir à la Cour des comptes sur ce sujet.

En plus de deux dispositions relatives au fonctionnement des assemblées, le texte introduit dans le code des juridictions financières (article L. 132-5) la possibilité pour les présidents du Sénat et de l’Assemblée de demander à la Cour des comptes une évaluation de politique publique. Pour que soient respectées les prérogatives des présidents des commissions des finances dans les deux assemblées, ou évitée toute demande redondante, cette possibilité ne doit pas être utilisée pour toute question relative aux finances publiques ou à la sécurité sociale, compte tenu des dispositions préexistantes dans la LOLF  ou la LOFSS qui donnent à ces présidents des pouvoirs propres de saisine de la Cour.

La procédure s’accompagne de deux aspects importants pour la Cour : quel délai de réalisation ? Quelle publication ?

L’instruction d’un contrôle  ne se concilie pas spontanément avec le respect d’un délai, dans la mesure où l’instruction peut révéler la difficulté d’une question qu’il faudrait prendre le temps d’approfondir. Et la difficulté qui se révèle ne se résout pas forcément, pour que les délais prévus soient respectés, par l’adjonction de moyens supplémentaires. Pour autant, la prévision et le respect d’un délai sont souhaitables, voire inévitables dans certains cas, sur des sujets obligatoires inscrits dans une procédure que la Cour ne maîtrise pas : rapports sur les lois de finances ou réponses aux demandes commissions des finances des assemblées (art. 58 2° de la LOLF). Pour respecter de tels délais, l’organisation du contrôle avec les moyens adéquats, mais parfois aussi la limitation du périmètre du contrôle, voire sa réduction, sont la seule manière de résoudre l’équation.

La loi de février 2011 pose le principe d’un délai d’exécution pour une « évaluation de politiques publiques », mais sans le déterminer, comme dans la LOLF. L ‘avantage de souplesse est pourtant compensé par le fait que ledit délai est fixé par accord entre la Cour et l’assemblée qui formule la demande. Le poids des parties à cet « accord » n’est pas égal : la Cour a intérêt à respecter les souhaits du législateur ; son indépendance n’en ressort pas intacte. C’est ce qu’avait bien compris, au demeurant, le juge constitutionnel en 2001 lorsqu’il avait estimé que le programme de travail de la Cour ne devait pas être soumis au Parlement, même pour avis. La disposition législative adoptée devra donc être suivie de près.

Sous la pression d’une demande constante de transparence, relayée par les médias, demande qui se traduit bien souvent par la « fuite » de documents provisoires en cours de contradiction entre la Cour et les organismes contrôlés, la Cour est progressivement venue à la diffusion organisée ou possible de toutes ses productions définitives. Bien évidemment, et sous réserve de différentes précautions, y compris avec la contradiction opérée avec les organismes mis en cause, elle souhaiterait au nom de son indépendance rester maîtresse de ses publications. Ce n’est pas le cas, selon l’article 58 2° de la LOLF, pour les rapports demandés par les commissions des finances qui décident de publier ou non (le plus souvent, néanmoins, elles publient ou rendent publics les rapports). La loi de février 2011 confirme cette position qui donne au Parlement la maîtrise de la sortie de l’information. Il y a là, comme dans le cas précédent, une petite entaille au principe d’indépendance de la Cour[14].

 

B) LA LFR DE JUILLET : LES PREMIERS MÉLANGES, LE SUIVI DES SUITES

 

S’agissant du projet de loi d’ensemble, faute d’inscription à l’ordre du jour, le premier « découpage », complété par le gouvernement lui-même, sur proposition de la Cour pour le recrutement des conseillers de CRTC, intervient avec le vote de la loi de finances rectificative pour 2011 n° 2011-900 en date du 29 juillet 2011. Quatre articles, 62 à 65, s’y trouvent insérés.

Les deux premiers viennent du projet initial, repris par la commission des lois, pour paraphraser, d’une part, l’alinéa de l’article 47-2 de la Constitution relatif à la qualité des comptes publics, d’autre part, pour préciser droits et devoirs des commissaires aux comptes en cas d’enquête de la Cour des comptes. Le texte de ces articles ne mentionne pas les CRTC. Si cette « absence » était compréhensible dans l’optique du projet initial souhaité par P. Séguin, elle pose une série de questions dans la situation actuelle qui a entériné le maintien de ces chambres. Or l’examen ou le commentaire des comptes des administrations publiques par la seule Cour des comptes ne sont pas des tâches réalistes. Le législateur aurait donc dû prévoir la possibilité de délégation aux CRTC, à défaut de quoi, on restera dans « l’informel ».

Le troisième article, codifié au L. 136-6 du code et recodifié ultérieurement au L. 143-10-1, est un produit nouveau qui n’avait pas été présenté dans les propositions précédentes. Il consacre l’importance croissante donnée aux suites données par l’administration aux observations de la Cour. La Cour des comptes s’est toujours interrogée sur la portée de ses constats, de ses critiques, voire de ses recommandations, comme si elle s’interrogeait sur l’utilité réelle de son activité. Cette interrogation était et est encore régulièrement relayée par les médias lorsqu’ils soulignent que la Cour condamne les administrations mais sans qu’il en résulte quoi que ce soit dans le comportement des pouvoirs publics. P. Séguin avait fortement insisté pour que la programmation des contrôles inclue, à brève échéance, les suites données aux observations formulées. Il avait même fait bâtir un indicateur mesurant le pourcentage des recommandations suivies d’effet. Cet indicateur, qui n’avait pas de fiabilité, était utile pour la communication sur la qualité des travaux de la Cour. Les parlementaires partageaient au demeurant la préoccupation de la Cour, parce qu’ils souhaitaient mieux contrôler l’action du gouvernement et évaluer les politiques menées, ainsi que les dispositions de la LOLF y incitaient.

Le nouvel article, d’une part, entérine la pratique qui se systématisait dans le rapport public annuel de la Cour et qui consistait à faire apparaître dans une partie spéciale les suites données aux observations de la Cour, d’autre part, et c’est le plus nouveau, oblige les administrations à produire un compte rendu de ce qu’elles ont estimé devoir faire face à ces recommandations.

Quelles que soient les bonnes intentions du texte, son application est difficile pour plusieurs raisons : toutes les conclusions ou recommandations de la Cour ne sont pas si précises qu’il soit possible de dire simplement si elles sont appliquées ou non ; du reste, rien n’oblige bien sûr une administration à appliquer une recommandation qui lui semblerait inopportune voire mal fondée. Par ailleurs, la fréquence annuelle du rapport  public est excessive : il faut souvent bien plus de temps non seulement pour décider d’une mesure mais aussi pour en mesurer les effets ; enfin, la manière de vérifier le compte rendu d’une administration ou d’un organisme, appelé à justifier son action, est une vraie question pour la Cour : il est difficile de se satisfaire d’un simple compte rendu en forme d’affirmation et de justifications et un nouveau contrôle serait le plus souvent nécessaire. Autant de questions qui mériteraient une concertation approfondie à l’intérieur de la Cour comme à l’extérieur pour leur trouver des réponses rigoureuses.

Le quatrième article de la loi raconte une autre histoire, non moins intéressante, puisqu’il n’était inclus dans aucun projet précédent, mais vient à la surface à travers, cette fois, un amendement du gouvernement. Il s’agit d’ouvrir un recrutement de conseillers de chambre régionale par un concours particulier, jusqu’en 2016. Le raisonnement est simple : le recrutement annuel courant de conseillers de chambres régionales par l’ENA ne suffit pas à maintenir les effectifs en fonction à leur niveau, compte tenu de la structure démographique du corps, notamment de sa constitution il y a vingt-cinq ans. Le vieillissement évidemment prévisible s’est concrétisé déjà depuis quelques années et à la suite des départs en retraite, un nombre croissant de postes vacants s’est constitué ; il atteint aujourd’hui plusieurs dizaines, sans être compensé par l’intégration par la voie d’un concours professionnel de fonctionnaires détachés dans les chambres régionales. C’est du reste la raison pour laquelle l’article 31 de la loi n° 2001-1248 du 21 décembre 2001 relative aux chambres régionales des comptes et à la Cour des comptes prévoyait un concours particulier, mais temporaire jusqu’en 2004.  La date limite avait été repoussée à 2010, par une loi de 2004. En fait, P. Séguin n’avait jamais voulu organiser ledit recrutement direct, motif pris de ce qu’un recrutement qu’il qualifiait d’exceptionnel  risquait trop de donner de mauvais résultats, mais, sans doute aussi parce que, dans la perspective qu’il entretenait de supprimer les chambres régionales en les fusionnant avec la Cour, il valait mieux ne pas renouveler un corps destiné à s’éteindre. Le résultat était, de fait, d’une part, le nombre relatif croissant de fonctionnaires détachés sur des postes vacants de magistrats de chambre régionale, d’autre part, l’affaiblissement, en tout état de cause, du potentiel de contrôle des chambres régionales. La demande de l’organisation d’un recrutement direct se faisait donc de plus en plus forte, notamment de la part du SJF, et, après l’abandon du projet de fusion générale et comme pour concéder au SJF un accord compte tenu du projet, par ailleurs, de suppression de certaines chambres, la prorogation du concours direct a été acceptée par le gouvernement. Pour l’anecdote, l’amendement gouvernemental proposait une prorogation jusqu’en 2018, date que l’Assemblée a acceptée en première lecture ; le Sénat, méfiant, l’a ramenée à 2012, ce qui a permis à la commission mixte paritaire de la fixer à mi-chemin à 2016[15].

 

 

C) LA LOI DU 13 DÉCEMBRE : LE POT-POURRI DES TEXTES, IDÉES VIEILLES ET NEUVES

Le troisième vecteur législatif est la loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l’allègement de certaines procédures juridictionnelles. Ce projet qui avait un tout autre objet au point de départ accueille in fine un chapitre XII « Dispositions relatives aux juridictions financières », doté de neuf articles, 38 à 46, parmi les quatorze autres chapitres (et 74 articles) sur des sujets aussi divers que la suppression de la juridiction de proximité, la simplification de la procédure de saisie des rémunérations, la spécialisation des tribunaux de grande instance en matière de propriété intellectuelle, le regroupement de certains contentieux en matière pénale au sein de juridictions spécialisées, l’ aménagement des compétences juridictionnelles en matière militaire et même, parce que le conseil d’Etat a sauté dans le même train, diverses dispositions relatives aux juridictions administratives. En fait, il s’agit d’un texte qui est un véritable pot-pourri de dispositions multiples sur lesquelles peuvent se greffer toutes sortes d’ajouts, notamment pendant le débat parlementaire, que ce soit ou non à l’initiative du gouvernement. Le mode de travail législatif, qui consiste à regrouper dans un même texte de multiples dispositions, a une commodité, celle de corriger des malfaçons qui se sont révélées à l’expérience ou d’apporter des ajustements de textes qui ne méritent pas une loi spécifique. C’est pourquoi les lois portant diverses dispositions d’ordre social, financier ou autres ont eu leur heure de gloire. Mais leurs inconvénients sont également apparus : on peut placer dans ces textes dans des conditions d’impréparation manifeste des dispositions inutiles ou on peut « cacher » dans un débat qui apparaît de second ordre des dispositions qui soulèveraient des oppositions bien plus fortes que dans un débat organisé et transparent. C’est la raison pour laquelle, en soulignant que les lois doivent avoir un objet suffisamment précis inscrit dans leur intitulé et comporter des dispositions qui lui correspondent, le conseil constitutionnel a censuré ce type de procédures. Encore faut-il que chassé par la porte, ledit procédé ne revienne pas par la fenêtre. Et la loi du 13 décembre 2011 ressemble bien à cette situation. « La réforme » de la Cour et des chambres régionales s’y est glissée.

De fait, le projet de loi initial, qui portait le même intitulé, avait été déposé le 3 mars 2010 auprès du Sénat. Il comportait dix chapitres, le dernier intitulé dispositions diverses, et 27 articles et ressemblait beaucoup, mais sous un autre intitulé, à un projet portant dispositions diverses dans le domaine judiciaire ; il revenait du reste au garde des Sceaux de le défendre. Ce projet comportait plusieurs dispositions délicates voire controversées, ce qui n’a pas hâté son examen, puisque la commission des lois ne s’en est saisie réellement que lorsqu’un an après, voyant approcher la fin de la session, le gouvernement a engagé, le 9 mars 2011, la procédure accélérée sur ce texte. Le Sénat l’a donc examiné et voté en première lecture le 14 avril 2011, avec une bonne quinzaine d’articles supplémentaires, mais sans ajout dans un autre domaine tel que celui des juridictions financières.

Examiné par la commission des lois de l’Assemblée nationale, le projet est fortement amendé, avec notamment 41 articles additionnels instituant des dispositions non prévues au départ. S’agissant des juridictions financières, le rapport du rapporteur du projet, en date du 29 juin 2011, indique que « à l’initiative du président Jean-Luc Warsmann, ont été adoptés plusieurs articles additionnels relatifs aux juridictions financières (article 24 quater à 24 vicies). Ces articles reprennent les dispositions adoptées par votre commission des Lois le 15 septembre 2010 à l’occasion de l’examen du projet de loi portant réforme des juridictions financières (texte adopté n° 2790). Les dispositions adoptées par votre Commission dans le cadre du présent texte reprennent l’ensemble des dispositions relatives à l’organisation des juridictions financières et les règles de procédures applicables. En revanche, les dispositions de nature statutaire, qui ne semblaient pas avoir un lien même indirect avec le présent projet de loi, n’ont pas été reprises. La disposition concernant la responsabilité des comptables publics n’a pas, non plus, été introduite dans le projet de loi. » Le texte est adopté en première lecture par l’Assemblée le 4 juillet 2011, mais avec un assez grand nombre de dispositions discordantes par rapport au texte adopté par le Sénat (notamment pour les dispositions qui viennent d’être introduites et que le Sénat n’a pas examinées). Il faut donc réunir aussitôt, en procédure accélérée, une commission mixte paritaire, le 6 juillet. Le Sénat fait échouer la commission mixte parce qu’il n’a pas débattu des dispositions relatives aux juridictions financières, notamment les dispositions relatives aux chambres régionales des comptes. Il faut donc une dernière navette : l’Assemblée nationale vote à nouveau le texte et transmet au Sénat, mais il faut attendre que la session reprenne en octobre pour que la Haute assemblée puisse l’examiner. Le 18 octobre, le Sénat rejette l’ensemble du texte pour les mêmes motifs. Ce faisant, il lie la procédure puisque la contradiction entre les deux assemblées conduit l’Assemblée nationale à être saisie une troisième fois du même texte qu’elle a adopté en seconde lecture en juillet et qui n’a pas été modifié par le rejet du Sénat. L’Assemblée l’adopte définitivement le 16 novembre. Comme prévisible, le Conseil constitutionnel est saisi par les sénateurs de sa majorité ; il se prononce le 8 décembre pour valider la loi, finalement promulguée le 13 décembre 2011.

Sans nul doute, la procédure a été à la fois inhabituelle, pour dire le moins, voire bâclée pour ce qui est du débat parlementaire[16]. Sur ce point, le Conseil constitutionnel n’a rien voulu voir : les dispositions relatives aux juridictions financières, affirme la décision sans autre développement, « présentent un lien avec le projet de loi initial » et ont été adoptées « selon une procédure conforme à la Constitution ».

De quoi traite cette loi, en définitive, par rapport au projet de la commission des lois de l’Assemblée de septembre 2010 ? En fait, il n’est pas un simple extrait de ce dernier texte, ajusté à l’objet supposé du vecteur législatif retenu. Ainsi qu’on l’a déjà mentionné, la réflexion se développe chemin faisant et d’autres sujets peuvent apparaître qui ne figuraient pas au premier abord.

Le premier article du nouveau chapitre ainsi introduit par la loi ne figurait pas dans le projet de la commission, pas plus que dans le projet de loi initial[17]. Et pourtant, il reprend une vieille idée de P. Séguin : introduire des normes professionnelles contraignantes pour les magistrats des juridictions financières[18]. Mais les alinéas qui en instituent le principe, y compris leur fixation par le premier président, ne définissent pas clairement le terme de « normes professionnelles », même si ces mots figurent dans de nombreux textes internationaux relatifs aux institutions supérieures de contrôle dans les différents pays membres des Nations Unies. Or cette disposition, ainsi adoptée sans concertation ni préparation, avait soulevé quelques années auparavant, lorsque P. Séguin l’avait proposée, une forte opposition dans les chambres régionales des comptes ; celles-ci craignaient une mainmise de la Cour sur les contrôles par l’intermédiaire de normes fixées par le premier président et P. Séguin avait battu en retraite. Les présidents des chambres régionales opposaient le principe de leur indépendance face à des normes. Faux débat, bien entendu, puisque l’indépendance ne s’exerce que conformément aux lois ou,  à défaut, en tenant compte de normes indicatives, donc non contraignantes juridiquement[19]. L’opposition naissait en fait d’un mauvais climat relationnel entre la Cour et les chambres régionales. Mais l’idée, bonne en soi, non seulement d’appliquer les règles existantes mais aussi d’expliciter des méthodes ou des normes indicatives a persisté, dans le souci d’harmoniser la gestion des contrôles. Dans le vaste chantier des réformes, si désordonné apparaisse-t-il, le secrétariat général de la Cour a donc présenté à nouveau l’idée à D. Migaud qui l’a trouvée juste et reprise devant la commission des lois lorsque l’occasion s’en est présentée. Forcément dans la hâte, que l’on décèle dans le fait que la disposition législative se retrouve insérée dans les articles du code qui instituent et organisent les conseils supérieurs de la Cour et des chambres régionales des comptes, ce qui n’a rien à voir avec la disposition en cause.

L’article 39 qui suit est repris du texte de la commission des lois de septembre 2010, est un article plus technique mais qui a créé une polémique assez forte  et soulève du reste une question de fond sur le contrôle des comptes des collectivités territoriales. Le contrôle de la régularité des comptes que doivent produire les comptables publics de ces collectivités est effectué soit par les services de l’Etat, dans les trésoreries générales, jusqu’à un certain seuil de population ou de montant des comptes, soit directement par les chambres régionales des comptes : on parle d’apurement administratif dans le premier cas, mais, dans tous les cas, si une anomalie est relevée, directement ou non, seule la chambre régionale peut prononcer un jugement à l’encontre du comptable. Le nombre et la qualité des contrôles sont évidemment essentiels et l’apurement dans les services de l’Etat diffère par nature de celui opéré par des assistants le plus souvent mais sous contrôle de magistrats dans les chambres régionales. Modifier le seuil qui fait passer de l’un à l’autre a donc forcément un impact qu’il conviendrait de mesurer. Mais il est vrai que c’est un travail lourd et les seuils traditionnels constituaient un véritable enjeu pour les chambres régionales, chargées à leur création de vérifier systématiquement la régularité des comptes des collectivités territoriales. Tout indique, sans évaluation précise, que le défi a été relevé par les chambres régionales, y compris lorsque les délais de prescription d’examen se sont restreints : les comptes étaient régulièrement vérifiés, même au prix, parfois, d’acrobaties dans les cellules d’apurement rapide que les chambres régionales avaient créées. On peut même dire que ce type de succès était un des motifs de satisfaction des magistrats des chambres régionales et qu’ils ne souhaitaient pas y renoncer. Néanmoins, pour alléger le travail des chambres, l’idée circulait depuis longtemps de relever les seuils d’apurement administratif, les services de la comptabilité publique du ministère des finances n’y étant naturellement pas favorables. Le débat n’a été arbitré en définitive que par le passage en force et en bloc de la disposition législative qui remonte les seuils de manière différenciée selon la population (5000 habitants pour les communes) et les montants des comptes administratifs (3 Mns €). Restera à voir comment cette disposition s’appliquera et influencera la qualité des comptes ; les services locaux de l’Etat ont dû s’adapter, y compris en constituant des pôles interrégionaux d’apurement qui saisissent les chambres régionales. Quel en sera l’impact réel, sachant que les petites communes, qui présentent certes peu d’enjeux financiers, sont aussi les plus fragiles  en gestion ? Avant de lancer une telle réforme, une étude aurait certainement dû être menée. A coup sûr, l’objectif de la gestion comptable, sous un autre angle que celui des enjeux financiers les plus lourds, a largement été perdu de vue par la Cour. Le choix n’était pas incompréhensible, mais ses tenants et aboutissants n’ont guère été exposés. En particulier, l’objectif de concentrer les contrôles sur les comptes à fort enjeu financier mériterait d’être confronté à celui de contrôler l’obligation d’exemplarité des comptables publics, même pour les comptes de faible montant, ceux des comptables débutants, au moment où l’expérience, comme les valeurs se forment.

L’article 40, en droite ligne du projet Warsmann initial, s’efforce de rerédiger l’article

L. 119-1 du code relatif aux formations interjuridictions. Il s’agit d’un autre sujet conflictuel entre le premier président et les CRTC, parce que la coordination entre les différentes juridictions financières est à la fois nécessaire et difficile. Nécessaire parce que l’imbrication des interventions de l’Etat et des collectivités territoriales dans une même politique publique  exigeait jusqu’ici que lesdites juridictions dont les compétences sont clairement distinctes interviennent de manière coordonnée pour certains contrôles et se rejoignent pour délibérer d’une synthèse finale. Telle était la rédaction prévue par une ordonnance de 2005 prise en application d’une loi de 2004 dite de « simplification du droit ». Cette rédaction avait pour inconvénient qu’en maintenant les compétences nettement séparées de la Cour et des CRTC, elle avait tendance à superposer des procédures plutôt différentes, celles de la Cour et des CRTC[20], et, en tout cas, suivies selon des rythmes tellement variés que les contrôles interjuridictions duraient le plus souvent très longtemps.  Or certaines demandes du Parlement exigent une réponse dans un délai de huit mois si elles sont formulées au titre de l’article 58 2° de la LOLF. En outre, un délai supérieur à une année resterait difficilement concevable pour le Parlement. La nouvelle rédaction introduite par l’article 40 stipule que la formation interjuridictions « statue sur les orientations de ces travaux, les conduit et délibère sur leurs résultats. Elle en adopte la synthèse ainsi que les suites à lui donner ». Ce faisant, les chambres régionales semblent mises hors circuit procédural, la formation nationale pouvant tout faire elle-même, puisque l’ajout législatif consiste à dire qu’elle « conduit les travaux et délibère sur leurs résultats ». Cette rédaction soulève deux séries de questions. Les unes sont d’ordre juridique : « conduire les travaux » n’a guère de sens précis ; c’est le rapporteur qui conduit les travaux, sous la supervision, à la Cour, d’un contre-rapporteur, une chambre se limitant, en procédure, à délibérer des propositions du rapport d’instruction ou des projets de suites définitives, après contradiction. La contradiction provisoire ne fait du reste partie que des procédures des chambres régionales et n’est pas obligatoire pour les chambres de la Cour. Enfin, la compétence attribuée à une formation interjuridictions vient s’ajouter à celle accordée de manière générale aux CRTC sur leur ressort. Comment se combine la compétence de droit commun d’une chambre régionale avec celle, beaucoup plus spécifique, d’une formation interjuridictions ? Les textes sont muets sur ce point.

La seconde série de questions n’est pas moins redoutable. Elles touchent à la faisabilité et à la qualité d’enquêtes locales à partir d’une formation centrale. La première question sera le recrutement des magistrats pour instruire ces enquêtes. Ces magistrats peuvent être des conseillers de chambres régionales, dont leur président aura dû accepter le départ et en trouve ses moyens de contrôle diminués ; lesdits magistrats devront donc conduire un contrôle dans leur région mais en dehors de leur chambre (ou aller dans une autre région sans lien avec la chambre régionale). Ce n’est pas une situation facile. Par ailleurs, puisque la chambre régionale se trouve hors jeu, la formation interjuridictions ne bénéficiera pas de l’apport d’expérience que la collégialité est, en principe, à même de fournir et devra se satisfaire du seul apport du rapporteur. Enfin et surtout, lorsque des enquêtes sont menées par une dizaine de chambres régionales, il est possible de constituer un échantillon de bonne taille et d’organiser une contradiction avec de nombreuses collectivités puisque l’effort est réparti dans les chambres ; on voit mal en revanche une formation interjuridictions nouveau style enquêter sur plusieurs dizaines de collectivités locales, par exemple, et entretenir, avec un seul greffe, un dialogue avec chacune d’elles. Il est donc clair que les échantillons de contrôle, devront être réduits et que la signification du contrôle s’en ressentira. Le présent texte n’a pas pour vocation de trancher ce débat, tout au plus de relever qu’ici encore, il eût été préférable qu’il ait lieu avant le vote d’une disposition désormais difficile à interpréter.

Les articles 41, 42 et 45, issus du projet Warsmann, étendent au premier ministre la possibilité accordée aux assemblées parlementaires de formuler des demandes d’enquête ou d’évaluation de politiques publiques ; la rédaction de l’article 42 décalque celle adoptée au bénéfice des présidents des assemblée dans la loi précitée du 3 février 2011, non pas à propos de l’évaluation d’une politique publique, mais pour toute enquête sur tous sujets. Sans reprendre l’analyse développée précédemment de la loi du 3 février 2011, les mêmes préoccupations se font jour quant à l’indépendance de la Cour puisque tant le délai que la publication de l’enquête échappent à sa décision propre. De surcroît, on voit bien que le premier ministre qui dispose de toutes les inspections ministérielles pour mener les enquêtes qu’il souhaite utilisera presqu’inévitablement la Cour avec un autre objectif que le travail demandé ; le risque d’instrumentalisation est ici patent. « L’équilibre entre exécutif et Parlement », qui est invoqué régulièrement et que cette disposition est supposée renforcer pour rendre la Cour plus indépendante, ressemble bien à un cadeau empoisonné. Il est vrai que cette vision bien juridique de « l’équilibre » néglige toujours la vision plus politique selon laquelle exécutif et Parlement appartiennent l’un et l’autre, en tout cas à l’Assemblée, à la même majorité partisane.

Les articles 43 et 44 sont directement issus du projet Warsmann et des projets antérieurs, d’ordonnance ou non. Il s’agit de dispositions diverses proches de la codification ou de précisions rédactionnelles, qui sont de significations variées. Il est certes essentiel, par exemple, d’écrire explicitement dans le code que « sous réserve des dispositions du présent code, les arrêts, avis, observations et opinions de la Cour des comptes sont délibérés et adoptés collégialement, après une procédure contradictoire. », mais ce n’est que la codification d’une règle générale et constante. Préciser les conditions de levée du secret professionnel de différents acteurs privés devant une enquête de la Cour est de même bienvenu mais on se trouve ici dans un tout autre registre que celui d’une réforme annoncée. Quant à la codification opérée, elle n’est ni plus ni moins discutable que toute autre et son examen ne rentre pas dans l’objet de la présente étude ; tout au plus, apparaît-il préoccupant qu’un travail aussi technique s’introduise dans un projet dont ce n’est pas l’objet, sans consultation d’autres experts que leur rédacteur « en chambre ».

In coda venenum, pourrait-on dire à propos de l’article 46, qui reproduit de manière dégradée l’intention de P. Séguin en supprimant le principe d’une chambre régionale des comptes par région administrative : il existe 22 régions administratives en métropole, qui sont le ressort de collectivités territoriales de plein exercice. Sans changer l’adjectif qualificatif « régionales », l’article 46 modifie l’article L. 212-1 du code des juridictions financières en plafonnant à 20 le nombre des chambres régionales des comptes, tout en déléguant au pouvoir réglementaire la tâche de fixer le ressort et le siège desdites chambres. A dire vrai, cette délégation législative est même superflue et un déclassement de la disposition législative du code était envisageable puisque la décision du conseil constitutionnel du 8 décembre 2011 précise que « la détermination du nombre, du siège et du ressort de chacune des juridictions créées dans le cadre des principes définis par la loi, est de la compétence réglementaire ; que, par suite, en renvoyant au décret le soin de déterminer le nombre de chambres régionales des comptes, le législateur n’a pas méconnu l’étendue de sa compétence ». Mais le problème n’est pas juridique, ni même rédactionnel.

A la base, il y a l’intention de P. Séguin de secouer l’édifice de ces chambres, filles de la décentralisation de 1981 à laquelle il était presque viscéralement opposé, selon ses déclarations répétées. Cette opposition était renforcée par l’autonomie affirmée des chambres régionales et de leurs présidents, face à laquelle P. Séguin se sentait largement impuissant. Et ce sentiment d’hostilité, assez soigneusement caché, s’était renforcé devant l’opposition des présidents au projet de réforme qu’il s’efforçait de mettre en œuvre. Après l’abandon du projet de la fusion Cour-CRTC mais pour respecter l’héritage, D. Migaud s’est senti obligé de faire un mouvement sur ce sujet, en greffant sur la position politico-idéologique initiale une position beaucoup plus gestionnaire fondée à la fois sur l’idée qu’il devait y avoir une taille minimale critique pour une chambre et le fait qu’il y avait trop d’emplois de pure gestion, au détriment des personnels de contrôle, par chambre. Il fallait donc supprimer des chambres régionales, les plus petites, en les fusionnant avec des chambres voisines[21].

Cette analyse et la conclusion qui en était tirée étaient contestables, d’autant que la restructuration annoncée mais restée imprécise, tant le vote d’une loi restait incertain jusqu’au mois de décembre 2011, ne s’est accompagnée pratiquement d’aucune concertation ni préparation des mesures d’accompagnement. Ainsi a été entretenu un mouvement de contestation, mais aussi d’inquiétude et de tensions dans les chambres régionales, dont l’effet sur le travail de contrôle et la mobilisation des personnels était nécessairement négatif.

Les deux postulats de départ justifiant la restructuration, taille critique et coût de gestion, étaient inégalement convaincants, d’autant qu’aucune étude sérieuse n’a été communiquée dans ces domaines.

En premier lieu, la notion de taille critique n’est pas  définie ; elle repose sur une idée reçue selon laquelle il faudrait un nombre minimal de magistrats dans une chambre régionale. Or, la quasi-totalité des contrôles ne sont réalisés que par un seul magistrat et délibérés par une formation de trois, voire quatre, magistrats. La localisation d’une chambre régionale au chef-lieu de la région limite en outre la distance des déplacements pour les enquêtes sur place, en même temps que la chambre participe des institutions de la région, ce qui lui donne une place plus favorable pour être écoutée qu’une instance plus lointaine. A rebours, il est sans aucun doute vrai qu’une communauté de travail bénéficie aussi du nombre, donc de la diversité de ses membres, dont les apports s’en trouvent plus variés[22]. A condition que la vie de cette communauté soit organisée en tant que telle puisque les contrôles en eux-mêmes ne la forgent pas. En réalité, la question de la « taille critique » est d’ordre général et dépasse celle du périmètre des chambres régionales ; elle pose la question de la manière d’unifier ou d’harmoniser davantage les travaux des juridictions financières et celle de professionnaliser davantage les contrôles. Il n’est évidemment pas du tout certain que le mécano qui a consisté à supprimer des chambres régionales constitue une réponse à ce sujet.

En second lieu, même sans analyse approfondie, il apparaissait clair qu’il n’était pas utile d’avoir pour chacune des 22 chambres métropolitaines des logistiques séparées. Bien des fonctions, notamment avec le développement des réseaux informatiques, pouvaient et devaient être mutualisées et relocalisées. Sur ce point, des regroupements de fonctions apparaissaient tout à fait possibles et pouvaient être acceptées.

Les questions posées par P. Séguin et D. Migaud étaient donc de vraies questions, mais l’opacité de leur présentation et l’affirmation de solutions discutables sans être discutées ont biaisé voire gaspillé les effets positifs qu’on était en droit d’attendre. Les personnels des juridictions financières, des chambres régionales en particulier, ont vécu trois ans en se demandant comment leur emploi pourrait évoluer. Même si ceux des plus petites chambres se sentaient « menacés », l’incertitude finale subsistait non seulement sur une décision précise, mais aussi sur les conditions dans lesquelles les relocalisations s’effectueraient.

Et tout à coup, tout s’est réalisé dans la précipitation, après le vote de la loi du 13 décembre 2011, la suppression-fusion de sept chambres régionales a été annoncée fin décembre et leur fermeture fixée, par le décret du 23 février 2012, au 2 avril 2012, à peine plus de trois mois après[23]. Le bilan de cette opération sera peut-être dressé un jour, il ne peut être qu’esquissé en conclusion de la présente étude, mais les conditions insatisfaisantes d’un tel travail ne permettent pas de penser qu’elles étaient absolument inévitables.

D’autant que la loi du 13 décembre ne conclut pas le cycle législatif de « la réforme », bien au contraire. Deux autres épisodes se sont noués au cours de la fin du débat sur cette loi, pour aboutir dans les semaines qui ont suivi.

 

D) LA RESPONSABILITÉ DU COMPTABLE, À LA HUSSARDE

Le premier est très symbolique pour les juridictions financières ; il touche à la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics[24]. Le sujet vient de loin, mais il concerne depuis longtemps la question de la remise gracieuse par le ministre des finances des débets prononcés par les juridictions financières. Le ministre détient en effet ce pouvoir sans contrôle. Il l’utilise largement pour supprimer ou diminuer quasi complètement les débets jugés par la Cour ou les chambres régionales des comptes. On parle alors de justice « retenue » par le ministre ou de fausse justice puisqu’elle est annihilée par le pouvoir discrétionnaire du ministre.

Or autant la remise gracieuse d’une sanction pécuniaire apparaît normale quand le débiteur est en situation d’incapacité de payer manifeste, autant elle est destructrice du pouvoir juridictionnel quand elle est prononcée dans le cadre d’une gestion protectrice d’un corps de comptables publics. D’autant qu’existe un système d’de cautionnement et d’assurance professionnels auprès desquels les comptables peuvent prendre des garanties qu’ils ne mettent que rarement en jeu puisque le ministre leur accorde des remises.

La Cour des comptes a dénoncé depuis longtemps un système globalement incohérent qui dévalorise et affaiblit son rôle dans le jugement des comptes. P. Séguin l’avait lui-même fait à plusieurs reprises, n’obtenant que la procédure de demande d’avis à la Cour lorsque le ministère a l’intention d’opérer une remise sur un débet pour un montant de plus de 10 000 €. Le projet de loi du gouvernement d’octobre 2009 n’avait retenu quant à  lui aucune disposition dans ce domaine, mais le projet Warsmann de septembre 2010 avait repris un texte qui transformait les débets en amendes, texte écrit rapidement et qui ne résolvait pas les questions qui se posent dans une question de ce type. Pourtant, les députés ont maintenu la pression, en liaison avec la Cour,  et ils ont présenté un amendement, guère mieux rédigé que le précédent, à l’occasion du débat de la dernière loi de finances rectificative pour 2011 à l’automne 2011. Le gouvernement, toujours aussi peu favorable à cette évolution notamment en ce qu’elle évoquait la notion d’amende pour les comptables, a jugé opportun de ne pas faire d’opposition frontale et s’est engagé à présenter son propre amendement, élaboré par les services, dans le cadre de la loi de finances pour 2012, quelques semaines après. C’est dans ces conditions et sans débat sérieux qu’a été présenté et voté l’article 90 (V) de la loi n°2011-1978 de finances pour 2012. Il n’est pas utile ici d’analyser en tant que tel le nouveau dispositif mis en place qui veut distinguer pour les sanctionner les manquements du comptable selon qu’ils constituent ou non  un « préjudice financier » pour la collectivité concernée ; lorsqu’il n’y a pas préjudice la remise gracieuse du ministre est supprimée et une sanction financière, plafonnée, est prononcée ; lorsqu’il y a préjudice, la remise, sauf décès du comptable ou plan de sélection des risques, laisse à la charge du comptable une somme fixée par un décret en conseil d’Etat. Le texte devait entrer en vigueur le 1er juillet 2012, mais au 1er novembre le décret n’avait pas été pris, ce qui rendait la loi inapplicable. Il n’empêche, il faut espérer que le nouveau texte puisse contraindre à reprendre la réflexion sur la sanction à apporter aux infractions du comptable, souvent liées à celles de l’ordonnateur.

 

E) LES DISPOSITIONS STATUTAIRES À LA VA-VITE

Le second et dernier épisode de ce long feuilleton est lié à l’élaboration, après un très long parcours de négociations avec les syndicats des fonctions publiques, du projet de loi relatif à « l’accès à l’emploi titulaire et à l’amélioration des conditions d’emploi des agents contractuels dans la fonction publique, 
à la lutte contre les discriminations 
et portant diverses dispositions relatives à la fonction publique ». Compte tenu de la difficulté de sa mise au point, et de l’attraction que ce type de loi rempli de dispositions diverses provoque, ce qui complique encore la mise au point, le projet annoncé depuis longtemps par le ministre de la fonction publique n’a été déposé qu’en toute fin de législature, donc voté avec procédure d’urgence. Mais l’urgence n’a pas empêché la multiplication des amendements de toutes sortes[25]. Pour ce qui concerne les juridictions financières, deux dispositions seulement avaient été introduites dès le début, pour élargir aux universitaires les possibilités de détachement comme conseiller de CRC et pour limiter de cinq à trois ans, promesse ancienne faite au SJF, la durée des incompatibilités à la fonction de conseiller. Sept autres articles sont ajoutés en amendements au cours de la procédure législative, l’article 95 modifiant lui-même douze articles du code des juridictions financières. Image de cette précipitation, pour ne pas dire improvisation, six alinéas sont introduits à l’article L 221-1 en commission paritaire , sans débat, débat qui n’a pas eu lieu davantage au Sénat ou à l’Assemblée. Ces alinéas sont apparus nécessaires pour opérer la suppression-fusion des sept chambres régionales regroupées. Ils sont adoptés le 1er mars alors que le décret de suppression des chambres a été signé le 23 février.

Cette question mise à part, sur laquelle il faudra revenir en conclusion puisque c’est sans doute la part la plus significative aujourd’hui de la réforme opérée, les dispositions de nature statutaires introduites sont d’inégale portée, à la manière du projet Warsmann ou de ce qui était auparavant des avant-projets d’ordonnances. Comme dans le projet Warsmann, les deux premiers articles relatifs aux juridictions financières, articles 87 et 88, élargissent les possibilités de détachement aussi bien dans le corps des magistrats de la Cour que dans celui des chambres régionales des comptes. C’est la première situation qui est véritablement nouvelle, non pas tant sur le plan juridique puisque le détachement est une position de droit commun dans la fonction publique et rien ne l’empêchait pour le corps des magistrats de la Cour, mais sur le plan des orientations ; en effet, la Cour avait toujours refusé l’utilisation du droit commun et créé un statut d’emploi de rapporteur extérieur à la place, système qui à l’expérience avait créé autant d’inconvénients que d’avantages et faisait ressortir une différence mal compréhensible avec les magistrats des chambres régionales qui accueillaient les détachés depuis toujours. Pour autant, la barrière culturelle entre rapporteur extérieur et magistrat n’est pas nécessairement supprimée.

Les articles 89 et 90 apportent un certain nombre de précisions au fonctionnement des conseils supérieurs de la Cour et des CRTC.

L’article 91 ajoute, de manière bizarre, une disposition simplifiée dans les possibilités de mise à disposition de la Cour d’un conseiller de chambre régionale.

L’article 92, qui porte à 45 ans, la limite d’âge inférieure de ceux qui peuvent être nommés conseiller maître au tour extérieur, résulte d’une nomination  particulière d’un fonctionnaire très jeune au tour extérieur, à laquelle le premier président avait donné un avis public défavorable. Comme pour se faire pardonner et après un premier refus, le gouvernement a accepté l’amendement parlementaire.

L’article 93 crée une catégorie nouvelle de personnels, celle des experts pouvant intervenir dans des évaluations de politique publique et qui seraient dénommés « conseillers experts ». Il s’agit à l’évidence d’une présentation supposée attirante pour de tels experts, en même temps qu’une manière d’obtenir l’accord des ministères financiers pour une rémunération plus substantielle que celle dont bénéficient dès maintenant les experts qui interviennent, même en seniors, pour d’autres tâches (certification par exemple). Cette disposition est nouvelle et d’un intérêt discutable en ce qu’elle complique encore les statuts disponibles à la Cour.

Signe supplémentaire de l’improvisation permanente qui parcourt l’ensemble de cette histoire, l’article 94 stabilise, par une disposition permanente, le recrutement direct, hors ENA, de conseillers de chambre régionale : quelques mois auparavant, après une discussion parlementaire dans la loi du 29  juillet 2011, le recrutement direct avait été confirmé jusqu’en 2016 seulement. Il est désormais consacré et la « doctrine » Séguin hostile à tout recrutement direct annihilée.

L’article 95 crée des vice-présidents de chambre régionale dans les chambres qui comportent quatre sections, en plus de l’Ile de France, avec les diverses dispositions statutaires corrélatives à codifier dans le code des juridictions financières, manière notamment de recaser des présidents de chambre supprimées. Mais dans le texte ont été incluses d’autres dispositions relatives à la suppression de certaines chambres régionales et qu’on a codifiées, comme pour les « cacher » au milieu des autres, même s’il s’agissait en fait  de mesures transitoires[26] (nominations des présidents des chambres regroupées, première affectation des magistrats précédemment dans une chambre supprimée). Article circonstanciel s’il en est ou qu’il eût fallu prévoir depuis longtemps.

 

Conclusion : que reste-t-il aujourd’hui du projet Fillon-Séguin et du projet Warsmann-Migaud ? Pour un premier bilan

Il faut bien retenir, pour ne plus l’évoquer ensuite, le parcours législatif chaotique qui a été suivi. Les juridictions financières et le rôle qu’elles devraient jouer pour apporter leur appui à une meilleure gestion publique, souvent si décriée, auraient mérité un débat complet et cohérent. La responsabilité en incombe sans doute au gouvernement, mais la réflexion devrait aller au-delà d’une accusation trop facile des responsables politiques qui les abandonne à leurs contraintes. En réalité, s’il n’a pas été possible de mener une réforme jugée souhaitable par la plupart des magistrats, même pour des contenus différents, ne faut-il pas se demander si une des raisons ne vient pas du fait que les juridictions financières n’ont pas su bien jouer leur rôle de contrôleur rigoureux mais pédagogique de l’Etat comme des collectivités locales, si elles ne sont pas en quelque sorte enfermées dans la position du censeur incontestable, garanti par ses procédures et sans les faire partager par les justiciables, y compris en évaluant leurs contraintes ? De même, la relation entre les ministères et la Cour des comptes est-elle réellement construite, suivie, consolidée dans les relations permanentes qui existent à l’occasion des contrôles mais qui sont souvent mal ressentis ou mal compris par les administrations, tant dans leurs procédures que dans l’esprit qui devraient les guider ?

Au fond, l’impression prévaut parfois d’un mur entre l’institution de contrôle et l’organisme contrôlé, la distance créée par le contrôle étant à cet égard commode pour l’un et l’autre, l’organisme gérant plus ou moins adroitement ses défenses, l’institution se satisfaisant de sa production, qui, une fois la vague qu’elle provoque passée, tombe pour quelque temps ou définitivement dans l’oubli[27]. Bien entendu, nombre de contrôles, exécutés par des rapporteurs de qualité, ne suivent pas réellement ce schéma. Parfois même le mur tombe, au point que la question peut même se poser d’une sorte de connivence, à base d’une compréhension qui estompe la critique ou d’une proximité telle que l’institution reproduit les schémas qu’on lui a livrés[28].

Globalement, tant les réticences, la méfiance voire l’hostilité qu’ont manifestées bien des collectivités territoriales, par exemple lors du débat parlementaire de la loi du 21 décembre 2001, dernière grande loi en date, relative aux chambres régionales des comptes et à la Cour des comptes, mais aussi le ministère des finances et notamment la DGFiP[29], particulièrement mais pas seulement à propos d’une réforme inaboutie sur la responsabilité des comptables publics démontrent à l’évidence que la relation n’est pas bonne et donc que les projets de la Cour sont regardés avec méfiance. Modifier ces attitudes supposerait un programme d’action d’ampleur réelle, dont une bonne part devrait être interne aux juridictions, au point parfois de mettre en cause les pratiques professionnelles des magistrats, mais aussi les orientations données par les autorités des juridictions.

A défaut d’une loi complète et cohérente, que retenir alors des productions législatives ?

Sur un ton parodique, on pourrait dire qu’il y a eu beaucoup de petits riens et autant de désordres. Mais ce serait une vision trop critique et surtout trop schématique. Mieux vaut tenter d’avoir une vision plus  précise que les développements précédents ont en partie esquissée.

Il est vrai que des thèmes soulevés par P. Séguin et en partie insérés dans le projet de loi initial de 2010, la plupart ont été abordés, voire traités, mais pas comme il l’aurait souhaité le plus souvent, y compris parce qu’il avait dû composer en partie dès le début[30]. Il est donc utile de présenter un premier bilan.

En premier lieu, le vote des différents textes a permis de multiples petites corrections, codifications, souvent discutables ou pas très utiles, mais qui ont ajusté le code des juridictions financières, notamment à la suite de la réforme constitutionnelle de 2008.

Bien des changements ponctuels ont été apportés, souvent de manière incomplète ou peu claire, mais qui seraient susceptibles d’introduire des améliorations intéressantes, notamment pour mieux faire fonctionner les travaux interjuridictions, ou pour élaborer des normes professionnelles pour les magistrats. Seul l’avenir, avec l’application qui en sera faite, dira si ces ouvertures sur de nouveaux modes d’organisation ou de méthodes porteront des fruits.

En second lieu, la réforme de l’article 60, telle qu’elle a été arrêtée, posera, lorsqu’elle sera en application, autant de questions qu’elle a prévu de réponses aux difficultés liées à la diversité des anomalies que sanctionnaient les mêmes débets. La jurisprudence permettra de clarifier la notion de préjudice financier, mais la réalité de sa mesure ne sera pas aisée à instruire[31]. Si, en l’absence de préjudice financier, le comptable sera assujetti à une sanction assimilable à une amende, le débet prononcé par le juge financier, en cas de préjudice financier, restera complètement soumis à la décision de remise gracieuse du ministre, intégrale dans un certain nombre de cas[32] ou limitée par un laissé à charge minimal[33].  On est donc loin de la disparition de cette forme de justice retenue. En réalité, le rôle du juge des comptes s’en trouve encore rétréci, au point qu’il faut se demander s’il reste un juge ou le faire-valoir du pouvoir disciplinaire du ministre. Là encore, la jurisprudence, compte tenu du décret d’application à paraître, précisera les termes du bilan que la doctrine dressera.

En troisième lieu, la réforme de la CDBF est complètement restée en rade, compte tenu des nombreuses questions qu’elle posait et dont le traitement dans l’opacité et sans concertation ne pouvait que créer, de plusieurs côtés, réticences ou oppositions. Il n’a plus été question non seulement de la fusion de la Cour et de la CDBF, mais aussi de la possibilité d’impliquer en tant que gestionnaires des deniers publics les ministres et les exécutifs élus des collectivités territoriales et, du coup, pas davantage des dispositions techniques destinées à améliorer la définition des incriminations et le déroulement de la procédure. Qui trop embrasse mal étreint, pourrait-on dire. A dire vrai, P. Séguin avait un premier objectif de puissance de la Cour, en obtenant l’absorption de la CDBF, en perdant l’apport des conseillers d’Etat dans les formations de jugement. Il avait un second objectif global d’accentuer la mise en cause des gestionnaires publics, avec une sorte d’hésitation vis-à-vis des ministres et le désir de les dégager du rôle de gestionnaire à confier aux secrétaires généraux des ministères. Sur ce point, le gouvernement a constamment refusé. A trop vouloir sans débat, l’ensemble du sujet a disparu des écrans politiques, malgré la tentative de la commission des lois de l’Assemblée, et c’est sans doute dommage.

En troisième lieu, la tentative lancée par P. Séguin de supprimer l’autonomie des chambres régionales des comptes, en les fusionnant organiquement avec la Cour, donc en rétablissant l’ordre antérieur à la réforme de la décentralisation de 1981, a également échoué. Sur un terrain non préparé, le passage en force était à l’évidence très difficile, voire impossible. Mais faute de grives, le réformateur a joué à la réforme de la carte judiciaire en supprimant sept ressorts, regroupés avec ceux des chambres voisines. Par cette réforme mécanique, l’héritage de P. Séguin n’aura pas été totalement dissous. Cette réforme était-elle utile, voire nécessaire ? La question mérite d’être posée, même s’il est prématuré d’en faire un bilan sérieux et quoiqu’il est moins que certain qu’un tel bilan, complet avec des investigations plus précises que les brefs commentaires ci-après, soit jamais dressé. A la fois parce qu’il ne serait pas facile et parce qu’il n’aurait pas d’utilité pratique, puisqu’il est clair qu’on ne reviendra pas en arrière. Pour autant, parce que la tentation existe toujours, c’est le plus aisé, de faire du mécano administratif sans étude préalable sérieuse, la discussion mérite d’être posée, sous ses différents aspects qui peuvent être instructifs à plusieurs égards.

Supprimer des services locaux est un investissement dont le coût est certain : le coût est d’abord humain parce que la suppression de lieux de travail contraint les personnels à une mobilité qu’ils n’avaient pas choisie ; or cette mobilité, qu’elle soit géographique ou professionnelle, suppose évidemment un effort ; si elle est géographique, elle soulève le plus fréquemment des problèmes de couple et de famille. Les compensations financières ou techniques (formation), qui sont directement coûteuses, n’annulent jamais tout à fait l’effort demandé. A cet effort, s’ajoute celui de l’incertitude, donc de l’inquiétude, créée par l’annonce du changement, bien avant qu’il ne soit décidé avec ses modalités concrètes. Et dans le cas précis, l’éventualité d’une suppression est apparue dès 2008, bien avant le dépôt du projet de loi gouvernemental, et sans hypothèses géographiques. Le projet de loi a fait figure d’épouvantail, puisqu’un regroupement massif a pu être évoqué. L’idée du regroupement a rapidement été confirmée  en 2010, par D. Migaud, mais sans être davantage explicitée. Le vote de la loi du 13 décembre, confirmée par le conseil constitutionnel, a clos la question du principe, mais le scénario géographique n’a été annoncé qu’après, sans mesures d’accompagnement précises. Tout s’est accéléré ensuite, comme on l’a vu, même si le décret du 28 février 2012 qui entérinait l’annonce et la datait, a été attaqué en conseil d’Etat, ce qui n’a pas manqué de relancer les préoccupations. On est alors réellement rentré dans la phase opérationnelle sur tous les plans et les dispositions concernant le reclassement des personnels administratifs et techniques ne sont que progressivement apparues au cours du printemps 2012. Il n’est donc pas excessif de dire que les personnels ont été alertés par le projet de restructuration près de quatre ans avant qu’il ne puisse être confirmé et mis en œuvre concrètement. L’ensemble de ces éléments, efforts à faire, incertitudes, tensions, a bien sûr des conséquences professionnelles quant à la quantité, voire à la qualité, des services rendus, des travaux réalisés.

Le coût direct des primes et des reconversions est difficile à chiffrer, mais forcément significatif ; il ne concerne pas seulement les versements directs de toutes natures (primes, maintien de certains avantages), y compris les maintiens de rémunération dans l’attente d’une nouvelle affectation. Un autre coût direct est celui des opérations immobilières nécessaires à l’accueil des personnels supplémentaires qui s’installent dans les chambres regroupées. Au mieux, si des surfaces sont disponibles et peuvent être récupérées, il s’agit de dépenses de mobilier (parfois de simples déménagements, parfois en achats nouveaux), en général, des aménagements de locaux ou de travaux internes ou externes (avec les coûts intermédiaires de locations pendant les travaux). Dans la mesure où les effectifs totaux des chambres régionales sont prévus pour rester stables (même si leur structure devrait évoluer), la suppression des baux ou la vente des locaux des chambres supprimées ne devraient pas représenter une économie significative par rapport au coût de l’agrandissement dans les chambres regroupées.

Reste un autre coût qui n’est pas réellement chiffrable et qui résulte, d’une part, de l’effet, transitoire, sur l’activité des chambres régionales, d’autre part, de l’effet, permanent, d’allongement des distances des déplacements dans des ressorts élargis pour effectuer des contrôles  sur place. Sur le premier point, il est clair que débats et contestations plus ou moins organisés n’ont pas pu favoriser une activité aussi sereine et de même qualité ou quantité que s’il n’y avait pas eu cette restructuration ; de même, une fois la restructuration engagée, l’activité s’en est trouvée forcément ralentie, le temps, qui n’est pas achevé fin 2012, que tout se mette en place. Sur le second point, ce qui est en jeu est moins le surcoût, qui n’est pas certain, que l’effet désincitatif d’aller sur place quand le déplacement se révèle plus long voire incommode pour aller du siège aux quatre coins de la région (Lyon-Auvergne, Orléans-Limousin, Champagne-Epinal, par exemple). Au moment où la qualité du contrôle doit plus que jamais être défendue, l’intérêt des contrôles sur place doit être souligné ; cette restructuration n’est pas allée et ne va pas dans le bon sens. Il est certain que la mission de contrôle dévolue aux CRTC s’est trouvée affaiblie par la réforme et le restera pendant plusieurs années.

Sans aucun doute, pour autant, la question d’une réorganisation des chambres régionales se posait, y compris pour ce qui touche à leur rapprochement d’avec la Cour, non seulement parce que une certaine ignorance mutuelle des corps de magistrats pose en soi problème, alors qu’ils partagent une activité largement fondée sur les mêmes principes et inscrite dans le même code, mais plus encore parce que l’imbrication, accentuée par les réformes de décentralisation, des interventions de l’Etat, des collectivités territoriales et de leurs groupements requiert de plus en plus des contrôles coordonnés. En outre, sur le plan de la gestion, les progrès technologiques constants en matière de réseaux de toutes sortes rendent inutiles les organisations autonomes des fonctions logistiques et de support dans chaque région administrative : formations et documentations intégrées, bases juridiques homogènes sont désormais possibles et parfois déjà constituées. Il devenait donc inutile, et redondant, d’organiser une structure et son personnel logistique de manière autonome pour chaque siège de chambre régionale. Aussi bien l’évolution était-elle largement amorcée avec la mise en œuvre de la LOLF et l’organisation d’une répartition des responsabilités de gestion entre l’administration centrale des juridictions financières, tenue par le secrétariat général de la Cour et les chambres régionales : la gestion du personnel était très concentrée, informatique, formation et documentation étaient en voie de coordination accentuée. Sans le dire, était-ce une erreur ?, la gestion des juridictions financières allait vers une diminution des effectifs des fonctions logistiques et support. Cette évolution supposait l’acceptation de mises en commun diverses, ce que l’on appelle mutualisation des moyens, et devait conduire à une diminution relative des effectifs concernés.

La suppression de sept chambres va nécessairement dans ce sens, d’une manière quasi-mécanique avec le refus des personnels administratifs et techniques des chambres supprimées, dans leur grande majorité, de déménager vers la chambre de regroupement. Ils libèrent ainsi des effectifs que le premier président entend consacrer au contrôle, mais il est prématuré d’évaluer un mouvement qui ne s’est pas encore amorcé dans la phase de transition actuelle.

Les motifs d’une suppression d’un certain nombre de chambres régionales étaient de plusieurs ordres en sus de celui qui vient d’être exposé, celui de la « productivité » des moyens, qui était sous-jacent mais sans doute prédominant. Pourtant, celui qui était constamment avancé est qu’il y avait une taille minimale des chambres régionales en dessous de laquelle il n’était pas raisonnable de laisser fonctionner une telle structure. L’argument de la « masse critique » était utilisé à propos de la capacité de contrôler des petites chambres régionales : trop peu de magistrats, donc trop peu spécialisés, et ne formant pas une communauté de travail suffisante.

Il est de fait que les plus petites chambres régionales ne disposaient pas de plus de cinq à six magistrats, parfois uniquement par voie de détachement, et que la politique évoquée plus haut de ne pas remplacer les départs les avaient encore affaiblies. Ce petit nombre était source de difficultés en cas de maladie ou congés simultanés ; il explique l’idée de la « masse critique ».

Pourtant, cette idée n’a jamais été documentée de quelque manière ; au contraire, plusieurs contrôles ont fait apparaître que les « petites » chambres travaillaient largement aussi bien que les grandes, quant aux délais et aux plans de charges réalisés. On peut le comprendre : un contrôle est le plus souvent réalisé par un magistrat et un assistant. La taille de la chambre n’y fait rien. Au contraire même, dans la mesure où la proximité du président de chambre et du parquet est plus grande dans une petite structure et où l’encadrement qui en résulte, l’appui donné au rapporteur s’en trouve accentué. Quant à la spécialisation supposée résulter d’une plus grande taille, elle n’est pas certaine sans organisation particulière de repérage, et d’entretien desdites spécialités. En réalité, la « masse critique » relève plus d’une sorte de bon sens magique que d’un travail et d’une réflexion bien conduits.

Il n’y a pas lieu de conclure sur une certaine transformation de la carte des CRTC ; elle aurait pu être avantageuse, si elle avait été bien conduite, et malgré des surcoûts initiaux significatifs. Il est clair que l’opération, telle qu’elle s’est déroulée, a été largement calamiteuse et que les efforts engagés auraient été bien plus efficaces s’ils avaient été orientés ailleurs.

D’autres directions, bien plus nécessaires, restent en effet largement en friche encore aujourd’hui et bien que les travaux tardifs de concertation engagés par P. Séguin les aient, une fois de plus, mis à jour : rénovation du juridictionnel, tant pour le comptable que pour l’ordonnateur, travaux de méthode plus systématiques et réellement diffusés, politique de formation relancée et effectivement animée, programmation repensée avec des outils rénovés et, bien sûr, rééquilibrage démographique par une réforme des recrutements chez les magistrats de la Cour. Il faut souhaiter que, si baroques aient été les conditions de vote par le législateur, des « normes professionnelles » utiles puissent être proposées par le premier président, mais au terme d’une concertation large qui convainquent les magistrats de se les approprier autrement qu’en apparence et pour consolider leur mission de « contrôle ».

Il ne faut pas retenir en conclusion que tant d’années ont été perdues par de mauvaises approches ou méthodes de conduite de réformes. Un tel bilan ne serait que décourageant alors que la mission des juridictions financières, nécessaire et « productive » chaque fois qu’elle est convenablement remplie, s’impose plus que jamais aux yeux des élus. Mais pour qu’elle se réalise, il faut, nantie des expériences réalisées, même manquées, que la Cour et ses membres se convainquent collectivement que le « contrôle » n’est pas une satisfaction que l’institution se donne mais que son produit doit être compris, sinon partagé, par les acteurs concernés. Pour des magistrats, férus à juste titre de leur indépendance mais qui doivent aussi se méfier de la distance que cette indépendance mal comprise risque d’instaurer, l’effort à faire en interne est aujourd’hui encore immense. Ils en sont capables si le cap leur est bien montré et qu’ils se l’approprient pour le mener à bien.

 

 


[1] Le mot contrôle lui-même est source d’ambiguités puisqu’au sens classique de vérification s’est surajouté le sens plus anglo-saxon de direction ou de maîtrise d’un processus.

[2] Il n’est pas inintéressant de se référer au volume publié par les éditions du CNRS en 1984 sur « la Cour des comptes » et son histoire.

[3] Ce sujet mériterait un livre à lui seul ; on verra plus loin comment la loi qui institue la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable s’est trouvée modifiée.

[4] L’inclusion dans l’appellation des mots « anciens magistrats » signifie que les retraités peuvent continuer de faire partie de l’association. Mais la longueur du nom de l’association, qui complique la médiatisation des interventions, a conduit en 2011 à retirer ces termes du nouveau titre de l’association.

[5] Un syndicat CFDT de magistrats a existé quelques années à la Cour comme en contre point de l’association.

[6] Sur tous ces points, l’association a produit des documents à l’administration de la Cour.

[7] Cette indépendance se traduit par le droit à l’inamovibilité de chaque magistrat.

[8] Chambres régionales et territoriales des comptes

[9] Avec l’exigence légale de les produire dans un délai de huit mois.

[10] Lettre au PP de décembre 2007

[11] Parfois jusqu’au moment de la commission mixte paritaire avec des dispositions nouvelles…

[12] Au reste, les juridictions administratives, dans leur ensemble, sont ignorées par la Constitution.

[13] Etaient en effet développées de nombreuses dispositions purement formelles de codification, tentative en chambre du secrétariat général de la Cour d’améliorer la présentation du code ; on ne peut que s’interroger sur cette initiative, réalisée sans un travail approfondi avec les magistrats les plus compétents de la Cour, alors qu’au surplus existe un comité général de codification dont l’expérience eût pu être utile sur ce sujet.

[14] On peut noter que pour les CRTC le principe de la publication est général pour toutes les suites définitives, systématiquement adressées aux assemblées délibérantes et donc publiques.

[15] La réflexion  se poursuivant, cet article sera abrogé par l’article 94 de la loi n° 2012-974 du 12 mars 2012, qui rendra définitive ladite disposition relative au recrutement direct en l’inscrivant à l’article L. 224-1 du code des juridictions financières. Cette disposition est l’exemple type du processus de la « réforme » dans lequel réflexion et improvisation sont permanentes, même sur  des sujets bien connus.

 

 

[16] A l’évidence, on se souvient de la loi de 2001 sur les chambres régionales des comptes dont le débat devant le Sénat n’avait pas vraiment été maîtrisé et donc, le débat devant le Sénat est contourné.

[17] Mais il aurait pu être inclus dans une ordonnance….

[18] « Les membres de la Cour des comptes (ou des chambres régionales des comptes ) sont tenus de se conformer, dans l’exercice de leurs attributions, aux normes professionnelles fixées par le premier président, après avis du Conseil supérieur de la Cour des comptes (ou des CRTC). »

[19] « L’obligation de s’y conformer », comme le dit le texte actuel, n’est pas assortie de sanction, bien sûr, et ne saurait constituer qu’une bonne pratique professionnelle.

[20] « Chaque juridiction conduit les travaux qui lui incombent et délibère sur leurs résultats. La formation commune en adopte la synthèse et les suites à lui donner. »

[21] Très rapidement, il a été convenu que, pour ne froisser personne, les chambres territoriales et celle de Corse ne seraient pas concernées par ce mouvement. Les mêmes raisons auraient pourtant pu s’appliquer mais on a craint une pression « politique » trop forte.

[22] Mais rien ne garantit que les expertises utiles aux grands contrôles (hôpitaux, universités, SEM) seront réunies dans des chambres de plus grande taille, sauf à réduire à quatre ou cinq le nombre total des chambres régionales. Avec le chiffre retenu de quatorze, on en est loin.

[23] On verra plus loin dans quelles conditions.

[24] Qui n’apparaît dans aucun code mais dans l’article 60 maintes fois modifié de la loi n°63-156 du 23 février 1963 de finances pour 1963.

[25] Le projet initial, déposé au Sénat le 7 septembre 2011, avait 63 articles ; la loi promulguée en comporte 133.

[26] A moins qu’il ne soit déjà envisagé de supprimer d’autres chambres ?

[27] Rien ne garantit à cet égard, si une attention rigoureuse n’y est pas portée, que l’institution procédurale d’un compte rendu d’exécution des recommandations de la Cour apporté par l’organisme change quelque chose.

[28] L’affectation de rapporteurs venant de l’organisme contrôlé ou de son champ d’action risque évidemment de biaiser les résultats du contrôle.

[29] Les négociations toujours compliquées pour que la Cour puisse avoir accès aux logiciels et aux bases de données du ministère en témoignent constamment.

[30] Notamment sur une réforme de l’article 60 et sur la mise en cause possible des ministres devant la CDBF, mais ce  n’était pas pour lui essentiel.

[31] Comment prouver, par exemple, au moment de l’examen des comptes, plusieurs années après, qu’un décaissement irrégulier n’a pas causé de préjudice parce que la dette, nonobstant l’insuffisance du contrôle comptable, était certaine ?

[32] Notamment si un contrôle hiérarchisé des dépenses, formule appelée à s’étendre, existe dans le poste comptable.

[33] A noter que l’avis de la Cour des comptes sur les projets de remise gracieuse a été supprimé.

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