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La place de l’autorité judiciaire dans les institutions

En collaboration avec l’Assemblée nationale et le Sénat, la Cour de cassation a organisé fin mai un colloque selon un format inédit réunissant parlementaires, hauts magistrats et universitaires afin de réfléchir sur la place de l’autorité judiciaire dans nos institutions.

S’interrogeant sur l’évolution de notre système judiciaire français, les intervenants ont envisagé dans un premier temps avec beaucoup de réalisme les questions du statut du Parquet, de la responsabilité des juges, de l’ouverture du recrutement des juges et leur formation, ou encore la maîtrise des moyens budgétaires, administratifs et humains des juridictions. Plusieurs pistes d’évolution ont été proposées pour refondre le modèle d’administration de la Justice judiciaire en France, actuellement confié au pouvoir exécutif : de l’extension des pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature à la création d’un Conseil de justice, en passant par l’autonomie budgétaire et la responsabilité du Conseil supérieur de la magistrature devant le Parlement.

Le second temps du colloque, consacré à la mission constitutionnelle de l’autorité judiciaire, a, quant à lui, orienté les échanges sur la question de la reconnaissance de la notion de service public de la justice et sur la nature du contrôle exercé sur les actes judiciaires pour répondre aux attentes des citoyens, tout en respectant l’indépendance garantie à l’autorité judiciaire.

En conséquence, plusieurs angles d’approche, parfois inspirées d’expériences voisines (justice administrative française ou modèles européens) et plusieurs propositions pour appréhender concrètement ce vaste sujet ; avec en trame de fond, la question incontournable d’un programme budgétaire pluriannuel, indispensable pour faire fonctionner la Justice de manière satisfaisante.

La première demi-journée qui s’est tenue le 25 mai à l’Assemblée nationale avait pour ambition de débattre des modes d’administration de l’autorité judiciaire et de s’interroger sur les enjeux de son évolution. Cette thématique a été déclinée en deux tables rondes : la nomination des magistrats et l’administration des tribunaux et du corps judiciaire.
Le lendemain, cette fois-ci au Sénat, se tenait un second colloque dédié à la mission constitutionnelle de l’autorité judiciaire.

Nous donnons ici les lignes de force des trois discours inauguraux de cette première journée. Le premier émanait du président de l’Assemblée nationale, le second du premier président de la Cour de cassation et le troisième du procureur général près la Cour de cassation.

Trois regards croisés dressant un état des lieux de la place de la Justice judiciaire dans nos institutions mais aussi vis-à-vis des justiciables.

À l’inquiétude ressentie par les parquetiers, relayée par le procureur général de la Cour de cassation, quant à leur statut et au manque de moyens qui leur sont attribués, renvoie celle exprimée par le premier président de la Cour de cassation concernant, en ces périodes troublées, le poids croissant du juge administratif au détriment du juge judiciaire et la question de la nomination des magistrats. De son côté, le président de l’Assemblée nationale rappelle le poids de l’histoire et le rôle de la loi.

• Discours d’ouverture de Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale

Pour un dialogue entre le Parlement et la Justice

Claude Bartolone constate en premier lieu la nécessité politique de faire sortir la réflexion des palais de Justice et de l’échange entre les seuls professionnels du Droit. En effet, interroger la place de l’autorité judiciaire au sein de nos institutions ne peut être réservée aux seuls magistrats, avocats et auxiliaires de justice car elle interroge notre République toute entière. Ainsi, le dialogue ne doit pas se limiter au traditionnel tête-à-tête entre l’exécutif et le législatif, mais doit bel et bien intégrer les échanges entre le Parlement et la justice.

Un rappel historique

Il rappelle ensuite que notre justice contemporaine est l’héritière de l’histoire et s’est bâtie par touches successives. Des parlements de l’Ancien Régime, rejetés pour leur gouvernement des juges, à notre modèle actuel, des juges acquérant une charge de judicature, aux magistrats recrutés aujourd’hui principalement sur concours, en passant par l’expérience révolutionnaire des juges élus, notre pays a expérimenté dans son Histoire, bien des modèles en matière de justice.

Ainsi, « loin de constituer une fresque murale, bâtie dans l’urgence de l’emplâtre frais, qui fixe à jamais ce que l’artiste a tracé, la Justice ressemble aujourd’hui à une peinture à l’huile. Le peintre, inlassablement, revient sur les couleurs qu’il a façonnées, appliquées, laissant apparaître l’épaisseur du trait, la trace du pinceau. Ces reprises, retouches, refontes, se succèdent sans que, jusqu’à présent, une main soit venue poser le vernis fixant définitivement la composition alors achevée. »

Reste que dans la production de cette œuvre, le Parlement occupe un rôle central. « Tel le peintre, c’est lui qui tient le pinceau, intervient en nuance, en finesse, ou au contraire à la spatule et à gros trait. C’est lui qui devra faire en sorte que les différentes touches maintiennent l’harmonie de l’ensemble de l’œuvre. Il doit également s’assurer que ses interventions ne détruisent pas l’équilibre entier de la composition picturale. Non seulement il doit respecter l’harmonie de cette toile, mais celle-ci doit s’intégrer dans le triptyque de la séparation des pouvoirs. L’équilibre de la dimension des toiles voisines, représentant les pouvoirs législatif et exécutif, doit être maintenu. Il faut éviter que les couleurs de l’une débordent sur les teintes de l’autre. »

Quelle justice pour demain ?

Il rappelle les vifs débats au sein de l’Assemblée suscités par cette recherche du juste équilibre entre les pouvoirs et la place réservée à l’institution judiciaire ainsi que le travail parlementaire récent sur ce sujet : projet de loi constitutionnelle sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, projet de loi organique relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats mais aussi projet de loi de modernisation de la Justice du XXIe siècle.

Trois textes qui interrogent directement la place de l’institution judiciaire au sein de la République et le rôle du juge. Il en est de même dans le cadre de l’examen du projet de loi sur la lutte contre la criminalité organisée, le terrorisme et leur financement dans le cadre duquel ces préoccupations ont également été présentées.

Il conclut en posant les questions suivantes : « Au cœur du travail parlementaire, de l’élaboration de la loi qui dessine les contours de notre justice, cette question, toujours la même : Quelle justice voulons-nous pour notre pays ? Quelle justice pour demain ? Quelle justice pour nos concitoyens, justiciables souvent malgré eux, pris dans une machine dont les ressorts leur échappent ? ».

 Discours d’ouverture de Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation

Une crise de confiance des autres pouvoirs publics et des justiciables

Bertrand Louvel dresse un état des lieux à savoir celui de la profonde crise de confiance dont souffre l’autorité judiciaire.

Son premier constat a trait à la place croissante donnée au juge administratif au détriment du juge judiciaire, révélateur, selon lui, de la crise de confiance des autres pouvoirs publics. Car confrontés à la montée du terrorisme, ils n’ont pas fait le choix de l’autorité judiciaire pour contrôler l’application des textes récents adoptés pour répondre à ce défi et qui intéressent au premier chef la garantie des droits fondamentaux.

Dans un article du Monde paru le 24 mai 2016, aux questions posées par le journaliste concernant cette concurrence entre juge judiciaire et juge administratif pour défendre des libertés, il avait apporté cette réponse : « La question […] est de savoir si le statut dont bénéficie le juge en fait le garant effectif des libertés. Le constituant de 1958 avait bien posé les choses, en affirmant qu’il fallait un juge indépendant pour garantir les libertés. Le juge judiciaire a un statut constitutionnel, pas le juge administratif […]. Depuis les années 2000, le Conseil constitutionnel a fait sortir du périmètre garanti par le juge judiciaire certaines composantes de la liberté individuelle : la liberté d’aller et de venir, le secret de la correspondance ou l’inviolabilité du domicile qui sont mises en cause par l’assignation à résidence, la consultation des données numériques ou la perquisition administrative qui sont désormais soumises au contrôle du juge administratif […] ».

Le discours d’ouverture rappelle ensuite la crise de confiance des citoyens dont les enquêtes d’opinion relaient le regard négatif, porté pour les trois quarts d’entre eux, sur l’institution judiciaire, sur les délais de traitement des procédures, sur son indépendance ou encore sur l’harmonie de ses décisions.

Selon lui, « la crainte d’influences extérieures ou d’ordre personnel, le sentiment d’imprévision communiqué par la jurisprudence, le constat des lenteurs d’une justice contrainte par l’effondrement de ses moyens à établir des priorités : telles sont certaines des préventions venues ternir l’image d’un juge pourtant dégagé des interférences, par statut, par culture, par tradition, par formation, et que, malgré tout, nombre de citoyens perçoivent toujours comme le rempart ultime et nécessaire contre la force illégitime et pour la défense des droits humains. »

Nomination des magistrats

Une fois ces constats posés, vient le temps de poser franchement les questions soulevée par la place de la Justice. Ce qui implique de répondre à la première d’entre elle concernant les garanties de son indépendance.

Bertrand Louvel rappelle une enquête d’opinion, selon laquelle près des deux tiers des Français considèrent que les juges ne sont pas indépendants du pouvoir politique. « Ceci nous interroge évidemment sur les conditions de nomination des magistrats. La plupart d’entre eux sont nommés à l’initiative du Gouvernement, et c’est le cas de la totalité des membres du ministère public. »

En quoi cette situation influence-t-elle le jugement des Français concernant l’indépendance de l’institution judiciaire ? Quelles orientations nouvelles pourraient être suggérées pour modifier cette perception négative ? Tel est l’objet de la première table ronde.

La deuxième question, qui renvoie à un deuxième jugement négatif des Français, cette fois-ci sur le fonctionnement quotidien de la Justice, concerne les moyens de la justice. « Plus personne ne discute aujourd’hui que les moyens alloués à la Justice ont été, pendant des décennies, et sont encore insuffisants. Les besoins quantitatifs de l’institution, particulièrement en personnels, mais aussi ses besoins qualitatifs, notamment en faveur d’une meilleure lisibilité de la jurisprudence à l’heure de la complexité croissante des textes, n’ont pas été évalués avec la prévisibilité et la constance nécessaires à l’égard d’un pouvoir public essentiel au maintien des structures de l’état et à la confiance dans l’État. »

L’auteur formule ainsi sa seconde question : le système de gestion de l’autorité judiciaire assimilée aux autres administrations ministérielles et traitée comme elles, au plan de la programmation et de la répartition budgétaire, est-il le mieux adapté au maintien d’un fonctionnement régulier des tribunaux, à la préparation des juges à la mission juridictionnelle, et à leur responsabilité collective dans l’élaboration de la jurisprudence ?

Pour conclure, il souligne que tant les nominations que l’administration sont en lien étroit avec la question de la confiance publique. « La recherche des meilleures réponses à l’attente du citoyen doit être au cœur de nos motivations et de nos réflexions au cours de ces débats, loin des pétitions de principe, des refrains corporatistes ou des réflexes anti-judiciaires si spontanés dans notre pays. »

 Discours d’ouverture de Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation

Un acquit

Jean-Claude Marin souligne l’actualité qui place ces deux questions sur le devant de la scène, alors que le projet de révision constitutionnelle du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) vient d’être adopté le 26 avril 2016, en deuxième lecture, par l’Assemblée nationale.

Rappelons ici que le texte modifie l’article 65 de la Constitution de la façon suivante :
– dans l’alinéa 5 concernant le recrutement des magistrats du Parquet, il  substitue à l’avis simple du CSM un avis conforme. Il est ainsi rédigé : « Les magistrats du Parquet sont nommés sur l’avis conforme de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du Parquet » ;

Selon l’auteur du discours, « ce texte, destiné à rompre tout lien entre le ministère public et le pouvoir exécutif, mène à son terme la séparation des pouvoirs théorisée par Montesquieu au XVIIIe siècle. En alignant le mode de nomination des magistrats du Parquet sur celui de l’immense majorité des magistrats du siège, par substitution de l’avis conforme à l’avis simple, il garantit l’indépendance statutaire du ministère public, constitutionnalisant en cela la bonne pratique suivie depuis 2011 par les gardes des Sceaux successifs, de ne jamais passer outre les avis du Conseil supérieur de la magistrature. »

Jean-Claude Marin rappelle qu’une telle réforme devrait lever les préventions de la Cour européenne des droits de l’homme à l’égard du Parquet dit « à la française » ;
– il transfère au CSM la compétence pour prononcer des sanctions disciplinaires à l’égard des magistrats du parquet en reformulant l’énoncé de la première phrase du 7e alinéa de cet article : « La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du Parquet statue comme conseil de discipline des magistrats du Parquet. »
Ce pouvoir est donc retiré par là-même au garde des Sceaux, ce qui, note l’auteur, du discours, entérine là encore, une pratique observée depuis 2011.

Des regrets

Des regrets sont exprimés par l’auteur du discours. Selon lui, et pour parfaire cette déconnexion entre ministère public et pouvoir exécutif, seule la création d’un Procureur général de la Nation ou Procureur général de la République serait de nature à assurer la cohésion de l’exercice de l’action publique par l’ensemble des parquets. Il rappelle par ailleurs que ces projets de réforme n’enlèvent rien à la définition de la politique pénale qui reste, en vertu de l’article 20 de la Constitution, de la compétence du Gouvernement en général, et du garde des Sceaux en particulier.

Modifier l’article 66 de la Constitution et y inscrire le principe de l’unité de l’autorité judiciaire (qui comprend à la fois les magistrats du siège et du parquet) irait également dans ce sens. Monsieur Marin insiste sur la crise profonde traversée par les membres du Parquet, « qui vivent leur métier de magistrat avec passion et dévouement, mais qui souffrent de se voir, parfois, dénier cette qualité par des arguments pour le moins contestables. »

Il rappelle à cet égard que « des voix se font entendre, et nous en sommes » pour confier au CSM le pouvoir de proposer la nomination des procureurs de la République, des procureurs généraux et des membres du Parquet général de la Cour de cassation, par alignement sur le processus existant pour les plus hauts magistrats du siège. L’auteur rappelle à cet égard que le projet de loi organique relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au CSM amorce une réelle évolution. Rappelons qu’il modifie l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature, en prévoyant que les procureurs généraux ne seront plus nommés en conseil des ministres.

Une crise budgétaire

Enfin, il rappelle que l’indépendance n’a pas de consistance réelle si elle n’est pas soutenue par des moyens à la hauteur des missions. Or, le manque de ressources, tant humaines que matérielles des parquetiers, face à des attributions toujours plus nombreuses définies par des lois nouvelles, sans que celles-ci ne fassent l’objet d’études d’impact réalistes le conduit à s’interroger. « Pourquoi doit-on tolérer que la France dénombre quatre fois moins de procureurs par habitant que partout ailleurs en Europe ? ».

La Lettre Légibase Justice

Pour en savoir davantage :

L’intégralité des discours est accessible sur le site de la Cour de cassation

Constitution du 4 octobre 1958 – Article 65

Projet de loi organique relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au ‎recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature